En souvenir d’Anacréon, je bois encore mon rhum au café des fous, 6, rue de Monfaucon, dans le sixième arrondissement. Autrefois, Anacréon, vieil homme aujourd’hui disparu, béret basque vissé sur la tête, se glissait dans la peau de Tristan Corbière, Max Jacob et René-Guy Cadou, marmonnait dans sa barbe en sublimant le pittoresque de ses chers poètes, se levait de sa chaise, marchait dans le café des fous, comme s’il était sur la plage , dans un jardin potager ou rue de Ravignan , joignant à sa parole, gestes, sautillements et cantiques .
Comme Paulin Gagne, dans ses archidrames aux multiples éclats, Anacréon se donnait en spectacle, revivant ce qu’il appelait le bordel de la vie, se postant fictivement dans les rues de Montmartre en attendant l’apparition du Christ, jouant l’oiseau dans le jardin du curé de Louisfert, il se voutait comme le bossu Bitor, chantait des cantiques et récitait le Cornet à dés de Max Jacob , avant de quitter le café des fous. La scène, répétée, chaque premier vendredi du mois à treize heures, était toujours la même, structurée en 14 éclats, façon Paulin Gagne.
Hier le vieux bonhomme m’a manqué. Alors, sur un coin de table, j’ai reconstitué, les 14 éclats de son archidrame en buvant notre rhum préféré, rapporté spécialement d’Haïti par ses amis.
Premier éclat :
Anacréon, retirait son béret, le changeait contre une casquette de marin pour mieux revivre l’aventure de Corbière dans le bordel de la vie, déversant dans le café des fous, un argot des équipages, aussi savoureux que celui de la pègre urbaine de Céline, son autre maître à penser. Puis il se levait de table, et encore très souple, étourdissait les buveurs du café des fous de pirouettes bouffonnes. Tout le café était contraint, de plonger avec le Bossu Bitor, dans un gouffre cosmique dont la profondeur lui faisait sublimer le pittoresque des gens de peu.
Deuxième éclat :
Anacréon sortait de sa besace, la plaque de la rue de Ravignan, où le Christ apparut à Max Jacob, en 1909, alors qu’il menait une existence de vibrion. De la besace sortaient alors, auréole d’ange et cornes de diable, pour figurer les allers et retours du poète, alternativement ermite de Saint- Benoit-sur-Loire, fêtard, funambule du verbe, acrobate du langage, homme de la transfiguration d’un vécu de malaise.
Troisième éclat :
Anacréon, vers 15 heures, jetait un peu de sable entre les tables du café des fous, déposait une bassine d’eau de mer bleu ardoise et, marchait comme sur une plage évacuée, à l’heure vide du dîner, retirant sa chemise comme pour se dorer au soleil, encore haut dans le ciel jauni de Tristan Corbière, jaune au ras de l’horizon, prêt à se mêler à la couleur bleu ardoise de la mer.
Quatrième éclat :
Anacréon déposait sur une table une église miniature et une maison d’école, figurant celle de René-Guy Cadou à Louisfert Des fruits murs, comme ceux du jardin potager où l’abbé Moreau accumulait sève et succulence. Anacréon prêchait l’amour et abjurait l’abbé Moreau, d’aimer enfin son paroissien-poète, puisque son jardin constituait la meilleure illustration du recueil de Cadou : Hélène ou le Règne Végétal.
« Tu es dans un jardin et tu es sur mes lèvres
Je ne sais quel oiseau t’imitera jamais
Ce soir je te confie mes mains pour que tu dises
A Dieu de t’en servir pour des besognes bleues »
Cinquième éclat :
Anacréon devant les fruits mûrs respirait à pleins poumons, comme dans le jardin de ce curé qui, diffusait un esprit végétal, plein des sucs de la campagne de Chateaubriant, si généreuse pour ses légumes. Anacréon répétait le mot Légumes, insistant sur le pluriel. Les légumes, disait-il possèdent une telle puissance apéritive qu’il s’imaginait à Louisfert au café-tabac-épicerie, boire un petit verre de rhum avec avec Victor Caridou, l’ami de Cadou.
Légumes … Oh, succulence charnue du mot, répétait-il.
Oh, vision fantasmée de la gousse de petit pois, sortie de sa musette et bientôt écossée sur la toile cirée d’une table du café des fous. Le poète, lui aussi, écossait ses petits pois dans sa maison d’école, petite et grise comme une gare désaffectée. Cadou, avant Anacréon, ne transformait-il pas le banal quotidien en pittoresque ?
Oh, sublimation des chers légumes dans la casserole servant de cornue répétait Anacréon mystique et rigolard.
Oh, terre chantée par Cadou, à l’étage de sa maison d’école, observant « la grande ruée des terres jusqu’à l’horizon »
Oh, sommeil rural épais de Louisfert, endormi dans sa glèbe compacte et massive. Anacréon nous transportait chez Cadou.
Au café des fous, avec Anacréon, nous vécûmes comme au café-bar-tabac-épicerie de Louisfert en poésie, avec ces hommes, tels Victor Caridou, qui sortent les buveurs de leur atonie, en sublimant le pittoresque sans l’aide, ni de la rue de Monfaucon, ni de la campagne de Louisfert, trop banales et éteintes.
Sublimation douce du pittoresque chez Cadou et Anacréon avec le verre de rhum au café-bar-épicerie-tabac (ou au café des fous)
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Sixième éclat :
Anacréon, sur le comptoir du café des fous, lampait un rhum d’Haïti, plus relevé encore que celui de Tristan Corbière, nous imaginant en compagnie de capitaines bretons, demi-pirates, scrutant la mer, à travers les bouillons de la vitre d’un bouge.
Notre rhum devenait alors celui que s’enfile le bossu Bitor, avant d’aller voir la Mary-Saloppe, d’être mis dans un sac à crever et, jeté en l’air jusqu’à en mourir. Et Anacréon de s’exclamer :
« Saute, Paillasse ! hop là… »
Septième éclat :
Anacréon nous récitait les Amours jaunes, nous faisant chavirer, remplissant nos yeux de larmes en nous contant la tragédie de Bitor :
« Plus tard, l’eau soulevait une masse vaseuse
Dans le dock. On trouva des plaques de vareuse…
Un cadavre bossu, ballonné, démasqué
Par les crabes. Et ça fut jeté sur le quai… »
Huitième éclat :
Anacréon pleurait, bouleversé que les riches trouvent pittoresques les scènes de débauche, des gens de peu, alors que lui, pressentait toujours le drame, comme dans la sublimation du martyre ordinaire du bossu Bitor.
Neuvième éclat :
Anacréon lisait du Julien Gracq et du Corbière, contant leurs promenades à Saint-Cast, autour de la pointe préservée de la Garde, saluant la dette de Corbière au paysage, celui d’avant le chou-fleur du XXème siècle ( regretté par Julien Gracq), celui de la Rapsode foraine et le Pardon de Sainte-Anne, avec datation du 27 Août, jour du Pardon :
La Palud, 27 Août, jour du Pardon.
« Bénite est l’infertile plage
Où comme la mer tout est nud.
Sainte est la chapelle sauvage
De Sainte Anne-de-la-Palud »
Chaque année Anacréon continuait d’aller au Pardon
De Sainte Anne-de-la-Palud
Dixième éclat :
Anacréon nous lisait Julien Gracq, célébrant Corbière et La Rapsode foraine, « scène de genre… à la manière de Calot, un sujet pour petit maître hollandais ou flamand », Gracq s’en réjouissait en concluant : « C’est peut-être le seul exemple que je connaisse dans notre poésie d’une sublimation intégrale du pittoresque » ? (En lisant-En écrivant)
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Onzième éclat :
Anacréon racontait comment il avait croisé Max Jacob à la Gare des Aubrais, début 44 et comment depuis le souvenir de l’arlequin à l’ironie légère sur fond d’immensité ne l’avait jamais quitté.
Douzième éclat :
Anacréon sortait de ses poches des petites photos des toiles de Roger Toulouse, des textes de Max Jacob, célébrant les principes d’une littérature « située » où, la mise à distance d’avec soi préserve de l’opacité quotidienne. Il nous lisait Le Cabinet Noir ou bien Le cornet à dés, se complaisant dans des loufoqueries comme celles adressées à la tante Adélaïde Bernard :
Ma Tante,
Vieille Chipie, je vous avertis d’avoir à vous taire dans les calomnies que vous débitez sur mon compte : autrement, autrement, je déposerai une plainte au procureur de la République(…) Alors c’est moi qui ai cambriolé votre sale bicoque.
Treizième éclat :
Anacréon jouait une scène Jacobienne de médiation au tribunal, pour défendre un jeune homme persécuté par une vieille dame acariâtre. Nous figurions le tribunal, nous, les clients du café des fous. Il nous lisait, à nous tribunal, plié de rire, la lettre pourtant destinée à Adélaïde Bernard. Cette sublimation du pittoresque, due à Max Jacob, valait à chaque fois l’acquittement du jeune homme et, la condamnation aux dépens de la vieille chipie. Partialité de notre tribunal. A moins que ce ne soit exactement le contraire
Quatorzième éclat :
Anacréon terminait l’archidrame avec un poème à jamais gravé dans notre cœur :
1914
« Son ventre proéminent porte un corset d’éloignement. Son chapeau à plumes est plat ; son visage est une effrayante tête de mort, mais brune et si féroce qu’on croirait voir quelque corne de rhinocéros ou dent supplémentaire à son terrible maxillaire. Ô vision sinistre de la mort allemande. »
Anacréon ramassait tous les objets insolites éparpillés dans le café des fous, vissait soigneusement son béret sur sa tête et nous dispensait un véritable cours de vieux professeur de Lettres sur le thème de la SUBLIMATION INTEGRALE DU PITTORESQUE grâce à ce que « la situation et le style sont tout » , comme se plaisait à dire Max Jacob dans la Préface (1916) du Cornet à dés.
Pour le style, Anacréon prétendait que Max Jacob suivait Rémy de Gourmont en refusant dans sa poésie de compter la muette non élidée pour une syllabe, permettant des richesses de césures avec combinaisons des mètres de 12,5, de 13, de 13,5, de 14 etc., syllabes :
« Vue perspective d’une maison blanche à tourelles…
Les arbres d’or voulaient sortit du bouquet de voiles…
Les chevaux, futures outres ont des cous de girafes…
J’ai retrouvé Quimper où sont nés mes quinze premiers ans…
Il a une blessure de moisissure sombre au côté…
Les floraisons parfumées n’attirent pas le petit oiseau vert. »
Les buveurs du café des fous se quittaient sur cet enchantement.
La sublimation du pittoresque, bruno chauvierreÉtiquettes : Max Jacob, Paulin Gagne, Sublimation du pittoresque, Tristan Corbière.