«Ils ont à peine vingt-cinq ans et le monde leur appartient.» Il est ici question des jeunes diplômés de «l’École», ceux que la caricature dépeint comme des «jeunes loups aux dents longues» ou encore comme des «cadres aussi ambitieux que dynamiques». Et si chaque année des milliers de ces spécimens envahissent le marché du travail, il est rare de trouver des romans qui les mettent en scène.
Voilà le premier bon point à décerner à Stéphanie Dupays. Si elle a choisi un milieu qu’elle connaît bien pour son premier roman, elle n’a pas pour autant choisi la facilité. Au sein de Nutribel – disons qu’il s’agit d’une multinationale qui s’apparente à Danone – les conflits se jouent à fleurets mouchetés, les attaques sont plus allusives que frontales et les luttes d’ego, forcément surdimensionnés, se mènent grâce à des intermédiaires qui, la plupart du temps, ne savent pas quel rôle pervers ils jouent.
En mettant Claire en scène au moment où elle est en train de gravir alertement les échelons d’une carrière – forcément – brillante, l’auteur s’inscrit dans un registre classique, mais ô combien efficace, celui qui va nous offrir la grandeur, puis la décadence du héros.
La grandeur, c’est cette soirée organisée au Centre Pompidou, privatisé pour l’occasion, durant laquelle Claire se verra adoubée par l’un des grands patrons et pourra rêver de gérer un nouveau grand projet. Comme son ami Antonin, trader sur la marché des métaux, partage cette ambition professionnelle, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
«Claire et Antonin travaillent beaucoup ; ils se voient comme deux randonneurs de haute altitude. Ils perçoivent leur milieu professionnel respectif comme un Everest qu’on ne gravit pas sans effort. Il faut du souffle, de l’endurance, de la technique, et cette volonté de continuer même les jours où la fatigue vous envahit et qu’il serait si tentant de sortir tôt du bureau, de couper son téléphone pour siroter un cocktail en terrasse. Évidemment, l’effort offre quelques gratifications. Le trading de métaux conduit Antonin aux quatre coins du monde. Lorsque la destination est à quelques heures de vol de Paris, Claire le rejoint le week-end dans un hôtel cinq étoiles aux peignoirs moelleux et aux vues panoramiques. Ce soir, c’est la privatisation du musée qui récompense les salariés de Nutribel de leur jeunesse sacrifiée à l’essor de l’entreprise.»
Mais voilà qu’arrive un premier coup de semonce. En remplaçant avec une belle maîtrise sa supérieure hiérarchique, qui doit jongler entre vie de famille et vie professionnelle, elle ne voit pas combien ce succès peut mettre en péril cette femme qui jusque là était son alliée.
Avec beaucoup de subtilité, Stéphanie Dupays nous montre comment petit à petit, le couple se construit un univers déconnecté des vraies valeurs, plaquant sur sa vie privée les règles de l’entreprise. La rencontre des parents de Claire et ceux d’Antonin lors d’un dîner en est l’illustration féroce et éclairante.
«Claire guide ses parents dans l’appartement, partagée entre la fierté de montrer son premier chez-soi et le souci de ne pas accentuer la distance qui s’agrandit entre elle et ses parents. « C’est beau, ces moulures. Mais, vous ne comptez pas tapisser, tous ces murs blancs, c’est un peu triste comme couleur ? » Claire repense au papier peint à grosses fleurs qui habille les murs de la maison d’Agen. « Peut-être plus tard, mais pour l’instant, on aime bien que ça reste épuré. »
Claire range les manteaux dans le dressing. « De mon temps, on disait une penderie. — Oui, maman, mais un dressing est plus grand. Et là c’est la cuisine. — Ah, vous avez une machine à espresso ! »
Ils passent au salon. « Tout de même, c’est vraiment un bel appartement, vous en avez de la chance, un si bel appartement à votre âge. — Enfin, quand même, si vous changez d’avis pour la tapisserie, je peux vous aider si vous avez besoin d’un coup de main. »
Claire laisse Antonin décliner l’offre et part à la cuisine chercher les mignardises pour l’apéritif. À son retour, ses parents, assis sur le canapé, fixent d’un air aussi curieux qu’interloqué le catalogue de l’expo Helmut Newton au Grand Palais.»
Retournant au bureau, sa patronne l’évite. Mieux, elle lui présente une nouvelle collègue chargée de la délester du projet qu’elle a en charge, afin qu’elle puisse se conacrer pleinement à sa nouvelle mission qui a tout… d’une mise au placard de première classe.
Après le déni vient l’incompréhension, puis les tensions. Comment expliquer ce drame à Antonin ? Comment les amis vont-ils réagir ? À qui se confier ? À sa sœur Juliette qui ne goûte pas vraiment ce milieu d’arrivistes ? Peut-être.
Mais n’en dévoilons pas davantage, avec de laisser au lecteur le plaisir d’un épilogue inattendu, voire déroutant.
Voilà un premier roman qui frappe fort et juste et qu’il ne faut pas réserver aux jeunes diplômés avides de grimper les échelons – même s’il pourrait leur éviter bien des déconvenues – mais à tous ceux qui entendent comprendre quelles sont les us et coutumes au sein des ténors du CAC 40. Sur l’air «un univers impitoya-a-a-ble» !
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