Vie et mort à Shanghai. Un document bouleversant : le courage d’une femme confrontée à l’une des plus grandes aberrations de l’histoire

Critique de le 10 septembre 2020

Je n‘ai pas aimé...Plutôt déçu...Intéressant...Très bon livre !A lire absolument ! (Pas encore d'évaluation)
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Histoire

Cet ouvrage particulièrement poignant, à l’écriture sensible, ainsi que forgé par des analyses pertinentes, font de ce témoignage de Nien Cheng, Chinoise d’origine, un recueil-témoignage essentiel pour notre compréhension du système Totalitaire Communiste et plus spécifiquement, ici, Maoïste.

Nien Cheng travaillait dans la compagnie Britannique pétrolière Internationale, Shell. Après la première grande tragédie pour le Peuple Chinois que fut le « Grand Bond en avant » entre 1958 et 1960, Mao Zedong décida de mettre en place la « Révolution Culturelle » entre 1966 et 1969. Les « meetings de lutte », les réunions d’endoctrinement politique (qui duraient souvent toute la nuit) et les réunions d’autocritiques obligatoires, devinrent de plus en plus fréquents.
Durant cette période de persécution intense que fut la « Révolution Culturelle Prolétarienne », les Gardes Rouges Chinois avaient comme objectif de traquer et d’enfermer des innocents sous les absurdes et infâmes prétextes Idéologiques, de : « Droitiers », « Ennemis de classe », « Impérialistes », « Capitalistes », « Bourgeois », « Contre-Révolutionnaires », etc.

Dans le cadre de cette Terreur de masse, Nien Cheng travaillant dans une société Internationale fut donc arrêtée comme : « espionne à la solde de l’Impérialisme ».

Au lancement de la « Révolution Culturelle » à Shanghai, lorsque les Gardes Rouges déboulèrent dans la ville, l’auteure fut témoin de comportements d’une violence inouïe, comme : la fermeture des Églises et des temples, des autodafés de livres religieux, car dans le monde Totalitaire Communiste, la croyance est interdite. La croyance est considérée comme une « superstition » à caractère « contre-révolutionnaire ». En Chine Maoïste la seule croyance, qui plus est obligatoire, était celle concernant les préceptes Marxiste-Léninistes contenus dans le « Petit Livre Rouge de Mao » et dans ses autres écrits. En effet, chaque Chinois devait acquérir et connaître le « Petit Livre Rouge de Mao ».
Voici une description éclairante du jusqu’au-boutisme Idéologique aveugle, délirant, déshumanisant et barbare, exprimée par Nien Cheng, de la Terreur que faisaient régner les Gardes Rouges, en envahissant les rues de Shanghai (pages 66, 67 et 68) :

« Dans les jours qui suivirent le passage en revue du premier contingent de Gardes rouges par Mao, les Gardes rouges de Shanghai prirent possession des rues et de la ville. Les journaux annoncèrent que leur mission était de débarrasser le pays des « quatre vieilleries » – ancienne culture, anciennes coutumes, anciennes habitudes, et anciennes façons de penser. On ne donnait pas de définition claire d’ »ancien » ; c’était aux Gardes rouges d’apprécier. Pour commencer, ils changèrent les noms des rues. La principale artère de Shanghai le long des quais, le Bund, fut rebaptisée boulevard Révolutionnaire. Une autre grande rue devint l’avenue du 1er-Août pour évoquer le Jour de l’Armée. La route où se trouvait le consulat d’Union soviétique fut appelée rue Antirévisionniste, tandis que celle de l’ancien consulat Britannique prenait le nom de rue Anti-impérialiste.
(…) Les Gardes rouges s’interrogèrent sur l’opportunité d’inverser les feux tricolores. Ils trouvaient que le rouge aurait dû signifier qu’il fallait passer, et non s’arrêter. En attendant, ils interrompirent le fonctionnement des feux.
Ils brisèrent les vitrines des fleuristes et des antiquaires parce q’ils disaient que seuls les riches avaient de l’argent à dépenser pour de telles frivolités. Ils examinèrent les autres magasins et détruisirent ou confisquèrent les articles qu’ils considérèrent comme dangereux ou incompatibles avec une société socialiste. Leurs critères étaient très stricts. Comme ils pensaient qu’un révolutionnaire ne devait pas s’asseoir sur un canapé, tous les canapés devinrent tabous. Les matelas à ressorts, la soie, le velours, les cosmétiques, et les vêtements occidentaux furent jetés dans la rue en attendant qu’on les emporte ou qu’on les brûle.
(…) Comme les Gardes rouges avaient vidé les vitrines, on remplaça les articles exposés par le portrait officiel de Mao. Si bien qu’en parcourant les rues commerçantes, on était d’autant plus perdu que toutes les boutiques portaient le même nom et qu’on avait l’impression d’être regardé par des centaines de portraits de Mao.
(…) D’autres Gardes rouges arrêtaient les bus, distribuaient des tracts, faisaient des discours aux passagers et punissaient ceux dont les vêtements ne leur convenaient pas. Le guidon de la plupart des bicyclettes s’ornait d’un carton rouge portant des citations de Mao ; ceux qui n’en avaient pas muni leur engin se voyaient arrêtés et sermonnés. Sur le trottoir, les Gardes rouges engageaient les gens à crier des slogans. Chaque groupe de Gardes rouges était équipé de grands portraits de Mao montés sur cadre, de tambours et de gongs. Aux carrefours, des haut-parleurs diffusaient des chants révolutionnaires. Dans ma tenue de prolétaire, je me fondais dans la foule et personne ne faisait attention à moi.
(…) Soudain je vis un groupe de Gardes rouges saisir une jolie jeune femme. Tandis que l’un d’entre eux la tenait, un autre lui enlevait ses chaussures et un troisième découpait les jambes de son pantalon. Ils criaient :
« Pourquoi portes-tu des chaussures pointues ? Pourquoi portes-tu un pantalon étroit ?
– Je suis une ouvrière ! Je ne suis pas une capitaliste ! Laissez-moi partir !
La jeune femme se débattait. Dans la lutte, un Garde rouge lui enleva complètement son pantalon, à la grande joie des spectateurs. Il la gifla pour qu’elle cesse de se débattre. Elle s’assit sur le sol poussiéreux, la tête enfouie dans ses bras. Entre deux sanglots elle hoquetait :
« Je ne suis pas une capitaliste ! ». »

Les femmes aux cheveux permanentés et les hommes aux cheveux gominés étaient arrêtés. Puis le terrible récit continue (pages 69 et 70) :

« Je dirigeai mes pas vers la maison quand, au coin de la rue, je fus presque renversée par un groupe de Gardes rouges surexcités qui traînaient un vieillard au bout d’une corde. Ils criaient et frappaient le pauvre homme avec un bâton. Je reculai précipitamment et me collai au mur pour les laisser passer. Soudain le vieil homme s’écroula sur le sol.
Cela faisait pitié de le voir avec sa chemise déchirée et ses yeux mi-clos sous ses sourcils gris. Les Gardes rouges tirèrent sur la corde. Comme il ne se levait toujours pas, ils le piétinèrent. Le vieillard cria de douleur.
« Sale capitaliste ! Exploiteur des travailleurs ! Tu mérites la mort ! » criaient les Gardes rouges.
(…) Nuit et jour, la ville résonnait des tambours et des gongs. De toutes parts, des bruits me parvinrent sur la mise à sac et le pillage de maisons privées.
(…) La violence des Gardes rouges grandissait. On parlait de victimes humiliées, terrorisées et souvent tuées quand elles résistaient. Les articles de journaux et les discours des leaders maoïstes encourageaient et félicitaient les Gardes rouges pour leur vandalisme. On les qualifiait de véritables défenseurs de la Révolution prolétarienne, on les exhortait à ne pas avoir peur et à surmonter les difficultés dans leur oeuvre de renversement de l’ancien monde et de reconstruction d’un nouveau monde sur les bases des enseignements de Mao. »

Puis, ce fut au tour de Nien Cheng : d’être perquisitionnée, d’avoir sa maison pillée et vandalisée, et le début de son long processus d’interrogatoires commença, car elle était accusée d’être une « espionne à la solde de l’Impérialisme » donc une « ennemie de classe ».

Assistant impuissante au saccage de sa maison et de toute sa vie par les Gardes Rouges (composés d’enseignants et d’étudiants), Nien Cheng effarée par leur brutalité absurde, les questionna (page 83) :

« Dans ma chambre, les Gardes rouges tapaient sur les meubles. Ils cassaient aussi mes disques sous mes yeux. Je dis à l’enseignant :
« Ce sont des disques de musique classique des grands maîtres européens des XVIIIe et XIXe siècles, pas de la musique de danse pour boîtes de nuit. Ce genre de musique occidentale est enseignée dans nos académies. Pourquoi ne pas donner ces disques à la Société musicale ?
– Vous vivez dans le passé, me répondit-il. Ne savez-vous pas que notre Grand Dirigeant a dit que toute la musique occidentale est décadente ? Seuls sont corrects certains passages de certaines compositions, pas une seule composition entière.
– Est-ce que chaque élément d’une composition n’est pas partie intégrante de l’ensemble ? murmurais-je ?
– Taisez-vous ! Que voulez-vous que les paysans et les ouvriers fassent de Chopin, Mozart, Beethoven ou Tchaïkovski ? Nous allons composer notre propre musique prolétarienne. Quant à la Société musicale, elle est dissoute. »

Faisant toujours preuve d’un très grand sang-froid, l’auteure nous interpelle alors par cette profonde réflexion (page 80) :

« Est-ce que nous ne possédons pas tous dans notre nature des tendances destructrices ? Le vernis de la civilisation est très mince. En dessous, l’animal veille en chacun de nous. Si j’avais été jeune et que je fusse sortie d’un milieu ouvrier, si j’avais été élevée dans l’adoration de Mao et qu’on m’eût amenée à croire qu’il était infaillible, est-ce que je n’aurais pas agi comme les Gardes rouges ? »

Nien Cheng précise dans son analyse concernant l’Utopie d’une société Communiste, qui serait soi-disant égalitaire, que les dirigeants Totalitaires finissent toujours par « être plus égaux que les autres » (pages 90 et 91) :

« Quand j’étais étudiante, j’y croyais aussi. Mais après avoir vécu en Chine communiste pendant dix-sept ans, je savais qu’une telle société n’était qu’un rêve parce que ceux qui s’emparaient du pouvoir devenaient invariablement une nouvelle classe dirigeante. Ils avaient le pouvoir de régenter la vie des gens et de faire plier leur volonté. Comme ils contrôlaient la production et la distribution des biens et des services au nom de l’État, ils jouissaient de privilèges matériels inaccessibles au commun du peuple. En Chine communiste, on conservait les détails concernant la vie privée des dirigeants comme des secrets d’État, mais tous les Chinois savaient que les dirigeants du Parti vivaient dans de spacieuses demeures avec de nombreux domestiques, obtenaient leurs provisions dans des boutiques réservées où on trouvait des articles de luxe à des prix dérisoires et envoyaient leurs enfants, dans les voitures conduites par des chauffeurs, dans des écoles spéciales où enseignaient des professeurs triés sur le volet. Alors même que tous les Chinois savaient comment vivaient les dirigeants, personne n’osait en parler. Quand nous devions passer dans une rue où se trouvait l’une de ces boutiques réservées aux militaires et aux officiels, nous regardions ostensiblement ailleurs pour éviter de donner l’impression que nous en connaissions l’existence.
Chacun savait que Mao Zedong lui-même vivait dans l’ancien Palais d’hiver des empereurs de la dynastie Qing, et qu’il était servi par une armée de jeunes et jolies jeunes filles. Il pouvait ordonner aux Gardes rouges de déchirer la Constitution, de frapper les gens et de mettre leurs maisons à sac et personne, pas même d’autres dirigeants du Parti, n’osait s’opposer à lui. Même cet officier de liaison, un cadre subalterne, pouvait décider du nombre de vestes auquel j’avais droit dans mon propre stock de vêtements, et de la façon dont je devais vivre à l’avenir. Il pouvait prendre toutes ces décisions arbitraires concernant mon existence et me faire la morale, voire m’accuser de crimes imaginaires simplement parce qu’il était un représentant du Parti et moi une citoyenne ordinaire. Il avait des pouvoirs et je n’en avais aucun. Nous n’étions égaux en rien. »

Nien Cheng étant considérée comme une « ennemie de classe », sa fille qui était actrice, était par voie de conséquence, elle aussi, « contaminée » socialement, ce que l’auteure nous explique (page 111) :

« Avec l’escalade de la violence et son extension à un nombre toujours croissant d’ »ennemis de classe », un nouveau slogan fut forgé pour souligner combien étaient indésirables les enfants des familles de la classe capitaliste. Il disait : « Un dragon naît d’un dragon, un phénix d’un phénix, et une souris naît avec la capacité de creuser un trou dans le mur ». Cela signifiait que puisque les parents étaient des ennemis de classe, les enfants seraient naturellement eux aussi des ennemis de classe. Je trouvais plutôt surprenant, dans un pays professant le matérialisme historique, qu’un slogan s’appuie entièrement sur la génétique, mais je n’avais ni le temps ni le coeur de théoriser. Peu après la publication de ce slogan, ma fille Meiping fut exclue des rangs des « masses » et placée dans « l’étable » où on avait rassemblé tous les « ennemis de classe » du Studio. Dans « l’étable », les victimes passaient leur temps à écrire et récrire leur autocritique afin de se purger de leurs idées hérétiques contraires à la Pensée de Mao Zedong. »

Très tôt, durant les perquisitions dans sa maison et dès les premiers interrogatoires par les Gardes rouges, Nien Cheng extrêmement intelligente, courageuse, déterminée, incorruptible et d’une très grande force de caractère, décida que peu importaient : les circonstances, les risques de tortures et de mort sur sa propre existence, elle n’avouerait et ne signerait JAMAIS de faux aveux (page 122) :

« Dans la Chine de Mao Zedong, aller en prison ne signifiait pas la même chose que dans une démocratie. Un homme était toujours présumé coupable jusqu’à ce qu’il prouve son innocence. Les accusés n’étaient pas jugés sur leurs propres actes mais sur la quantité de terre jadis possédée par leurs ancêtres. Un nuage de suspicion planait toujours sur la tête de ceux qui ne pouvaient se prévaloir d’une bonne origine de classe. Et puis, Mao avait jadis déclaré que la population comptait 3 à 5 pour cent d’ennemis du socialisme. Pour prouver qu’il avait raison, au cours des campagnes politiques successives, 3 à 5 pour cent des membres de tout groupe – dans les administrations locales comme dans les usines, les écoles ou les universités – devaient être déclarés coupables, et un bon nombre se retrouvaient soit en camps de travail, soit en prison. Dans ces conditions, il était fréquent qu’une personne totalement innocente soit incarcérée.
(…) A partir du moment où je fus impliquée dans la Révolution culturelle, en juin, et où je décidai de ne pas faire de faux aveux, je n’avais jamais écarté la possibilité de me retrouver en prison. Je savais que beaucoup de gens, y compris de vieux membres du Parti, en venaient, sous la contrainte, à avouer rituellement leur culpabilité, espérant éviter l’affrontement avec le Parti ou atténuer leurs souffrances immédiates par leur soumission. Beaucoup d’autres perdaient la raison. »

Nien Cheng fut donc arrêtée arbitrairement dans la nuit du 27 septembre 1966, puis incarcérée à la Maison d’arrêt n°1 de Shanghai. On peut même parler de rafle dans ce contexte généralisé de persécution des « ennemis » imaginaires. Lors de son incarcération, Nien Cheng fut ignominieusement séparée de sa fille, Meiping.
Les interrogatoires consistant à vouloir lui faire avouer n’importe quoi s’enchaînèrent durant les 6,5 années de sa détention, entre 1966 et 1973. Ces interrogatoires étaient totalement surréalistes, mais Nien Cheng en utilisant judicieusement les propres citations de Mao, arrivait systématiquement à retourner les séances d’interrogatoires à son avantage, sachant pertinemment qu’ils n’avaient évidemment aucunes preuves contre elle.
Pour affaiblir le moral et la résistance psychologique des détenus, obligation leur était faite, de lire des citations de Mao, comme par exemple (page 230) :

« Contre les chiens courants des impérialistes et ceux qui représentent les intérêts des propriétaires terriens et la clique réactionnaire du Guomindang, nous devons exercer le pouvoir de la dictature pour les supprimer. Ils n’ont que le droit d’être dociles et obéissants. Ils n’ont pas le droit de parler ni d’agir quand ce n’est pas leur tour. »

Une autre citation de Mao (page 243) :

« La révolution n’est pas un dîner de gala ; elle ne se fait pas comme une oeuvre littéraire, un dessin ou une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité et de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre. »

Voici la tonalité dans laquelle se déroulait les interrogatoires durant lesquels les bourreaux utilisaient entre autres « armes » psychologiques : le bluff et la perfidie (pages 141 et 142) :

« – Je ne crois pas que vous puissiez obtenir des preuves contre moi. Non pas parce que je ne comprends pas la nature de la Grande Révolution culturelle prolétarienne ou parce que je sous-estime la puissance des masses, mais parce que je ne crois pas que vous ni quiconque puissiez obtenir quelque chose qui n’existe pas. Je n’ai jamais commis aucun crime ; comment pourrait-il y avoir des preuves démontrant que j’en ai commis un ? »
Comme il avait menti en prétendant avoir des preuves, j’avais l’avantage sur lui, et cela conforta ma confiance en moi.
« Il serait facile de produire des preuves et de vous punir. Mais ce n’est pas la politique de notre Grand Dirigeant. Le but de cet interrogatoire est de vous aider à changer votre façon de penser et de vous donner une chance d’obtenir un traitement clément en avouant franchement, pour que vous puissiez rompre totalement avec votre passé criminel et devenir un être nouveau.
– Je ne suis pas magicienne. Je ne sais pas comment avouer quelque chose qui n’est pas arrivé.
– Peut-être que vous n’êtes pas encore prête. Nous sommes patients. Nous pouvons attendre, dit-il en me fixant et en parlant lentement pour bien me faire comprendre qu’il me menaçait d’un long emprisonnement.
– Un million d’années ne changeront rien. Quand une chose n’est pas arrivée, elle n’est pas arrivée. On ne peut changer les faits, quelle que soit la durée de l’attente, répondis-je aussi lentement et fermement, pour lui montrer qu’il n’avait pas réussi à m’effrayer.
– Le temps peut modifier l’attitude de quelqu’un. Une femme comme vous ne tiendra pas cinq ans dans cet endroit. Votre santé se dégradera.
Vous finirez par nous supplier de bien vouloir entendre vos aveux. Sinon, vous mourrez à coup sûr.
– Je préfère mourir que mentir.
– Pas du tout. Vouloir vivre est l’instinct de base de tout être vivant, y compris des êtres humains.
– J’obéirai aux enseignements de notre Grand Dirigeant Le Président Mao. Il a dit : « Premièrement, ne craignez pas les épreuves, deuxièmement, ne craignez pas la mort. »
– Cette citation ne s’applique pas à des gens comme vous. Elle s’adresse aux soldats de l’Armée de Libération, dit-il avec indignation.
(…) « Vous êtes audacieuse. Mais vous ne vous sortirez pas de vos difficultés par de belles paroles. La seule voie est d’adopter une attitude correcte, sincère. C’est mon devoir de vous aider à comprendre réellement la politique du Gouvernement et de vous persuader que vous n’avez pas d’autre choix que de montrer sincérité et repentir en passant des aveux complets. Ne sous-estimez pas la Dictature du Prolétariat ! Cette salle d’interrogatoire équivaut à un tribunal populaire. Vous devez prendre très au sérieux tout ce qui s’y dit.
– Est-ce que je ne dois pas attendre que le gouvernement populaire me rende justice ?
– Justice ! Qu’est-ce que la justice ? Ce n’est qu’un mot. C’est une abstraction sans signification universelle. Pour des classes différentes, ce mot a des significations différentes. La classe capitaliste considère qu’il est parfaitement juste d’exploiter les travailleurs, tandis que les travailleurs considèrent qu’il est tout à fait injuste d’être exploité ainsi. De toute façon, qui êtes-vous donc pour exiger qu’on vous rende justice ? Quand vous vous prélassiez dans une pièce bien chauffée de votre maison et que d’autres grelottaient dans la neige, pensiez-vous à la justice ?
– Vous confondez le justice sociale et la justice légale. Je peux vous affirmer que c’est précisément parce que mon mari et moi espérions que le gouvernement populaire améliorerait les conditions de vie en Chine et que personne ne souffrirait jamais plus du froid ni de la faim que nous sommes restés en Chine en 1949 plutôt que de suivre le Guomindang à Taiwan, lui dis-je.
– Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas concernés par le concept abstrait de justice. L’armée, la police et le tribunal sont des instruments de répression utilisés par une classe contre une autre. Ils n’ont rien à voir avec la justice. La cellule que vous occupez actuellement a été utilisée pour enfermer des membres du Parti communiste au temps du gouvernement réactionnaire du Guomindang. Maintenant, la Dictature du Prolétariat utilise les mêmes instruments de répression contre ses propres ennemis. Les pays capitalistes emploient des mots aussi séduisants que « justice » et « liberté » pour gruger le peuple et empêcher sa prise de conscience révolutionnaire. Pour adopter une attitude correcte, vous devez faire disparaître toutes ces sornettes de votre tête. Cela ne vous mènera à rien. »
Ce qu’il disait n’était nouveau ni pour moi ni pour quiconque ayant vécu en Chine et suivi les évènements depuis 1949. C’était la théorie marxiste de la lutte des classes. « L’armée, la police, et les tribunaux sont des instruments de répression utilisés par une classe contre une autre » : Mao Zedong l’avait écrit dans son essai « Sur la Dictature démocratique populaire ». »

Puis, lors d’autres interrogatoires : l’humiliation, la déshumanisation, les intimidations et les menaces de mort, continuaient… (page 212) :

« – Tous les citoyens sont égaux devant la loi. Même si je n’ai pas de rang officiel, je reste une citoyenne de ce pays.
– Vous venez de parler comme une révisionniste. Pas étonnant que vous défendiez Liu Shaoqi. Il était vraiment votre patron. Les hommes ne sont pas égaux. Les hommes sont divisés en classes adverses. La classe victorieuse impose sa volonté à la classe vaincue. Tant qu’il y aura des classes, il ne peut y avoir de véritable égalité, triompha l’instructeur.
– Voulez-vous dire que vous ignorerez la loi et que vous punirez une innocente simplement parce que cette personne est membre de la bourgeoisie ?
– Pourquoi pas ? S’il est nécessaire de punir quelqu’un, nous le ferons sans hésiter. La classe bourgeoise est notre ennemie. Nous espérons rééduquer la plupart de ses membres et obtenir qu’ils vivent de leur travail. Ceux qui résistent et s’opposent à nous seront certainement éliminés. En tout cas, le prolétariat victorieux fait des lois conformes à ses buts et pouvant servir ses intérêts.
– Eh bien, il semble que cela simplifie les choses ! Vous m’avez déjà cataloguée comme membre de la classe bourgeoise et je suis trop vieille et trop faible pour gagner ma vie, alors pourquoi ne pas me fusiller et en finir ? Pourquoi perdre du temps à m’interroger ?
– Nous voulons que vous avouiez. Vous n’avez pas d’importance en vous-même, mais vos aveux concernent d’autres gens. Sinon nous nous moquerions bien que vous soyez vivante ou morte », dit l’instructeur avec un geste d’indifférence. »

Pour Mao, il existait 9 catégories d’ »ennemis de classe ». Ces catégories laissaient place à une interprétation extrêmement large (page 168) :

« Il arrivait souvent que les tours de garde soient assurés par des cadres administratifs de la prison et les instructeurs qui, en tant qu’ »intellectuels », étaient exclus des organisations révolutionnaires. Pendant la Révolution culturelle, tous les intellectuels, membres du Parti ou non, étaient dénoncés comme la « neuvième catégorie puante ». Les huit autres catégories d’ennemis étaient : les propriétaires terriens, les paysans riches, les contre-révolutionnaires, les mauvais éléments, les droitiers, les traîtres, les espions à la solde de l’étranger et les « responsables qui, bien que du Parti, se sont engagés dans la voie capitaliste ». La neuvième catégorie comportait les intellectuels, c’est-à-dire non seulement les universitaires, professeurs ou chercheurs, mais aussi les instituteurs, les techniciens et les employés de bureau. »

Puis années après années d’enfermement : le manque de sommeil, les tortures notamment celle consistant à faire rester, Nien Cheng, 11 jours avec les menottes fortement serrées autour des poignets les bras dans le dos, les carences alimentaires, le manque d’hygiène, le fait d’être soumise dans sa cellule au froid glacial de l’hiver sans chauffage, d’être enfermée quasiment en permanence dans une pièce insalubre, engendrèrent une détérioration dramatique de son état psychologique et physique. Elle perdit ses cheveux par poignées, ses gencives saignaient en permanence, elle était souvent soumise à des hémorragies importantes, sa maigreur extrême l’affaiblissait considérablement… Bref, elle dut être hospitalisée d’urgence plusieurs fois.

A sa sortie de prison le 27 mars 1973, Nien Cheng apprit la mort tragique soi-disant par suicide, de sa fille Meiping alors âgée seulement de 24 ans, le 16 juin 1967. Mais rapidement, en menant son enquête personnelle, l’auteure comprit qu’en réalité Meiping avait été torturée par des Gardes Rouges, afin qu’elle accuse sa mère de « crimes » imaginaires…, puis sauvagement assassinée. N’ayant plus de raison de rester en Chine, son unique objectif fut de quitter son pays natal soumis à la persécution Maoïste, pour les Etats-Unis.
Jusqu’à son départ pour les Etats-Unis, le 20 septembre 1980, Nien Cheng dut continuer à se méfier de ses relations amicales et de voisinage, puisqu’elle faisait toujours l’objet d’une surveillance constante, notamment par l’intermédiaire des femmes du Comité de quartier (une extension de la Police Politique) et même vis-à-vis de son aide-ménagère, A-yi. Nien Cheng devait se rendre à des réunions hebdomadaires d’endoctrinement afin d’étudier le dogme Marxiste-Léniniste et les enseignements du Président Mao.

Arrivée à Washington, Nien Cheng recouvra enfin sa Liberté. Voici avec quel bonheur et quelle simplicité, elle décrit sa nouvelle vie (page 481) :

« A Washington, je suis libre de faire ce que je veux chaque jour. Je peux voyager où je veux sans en demander la permission à quiconque. Les biens et les services sont tous disponibles en abondance. Ici, les portes de service ne vous conduisent que dans les cuisines. En société, je peux parler de n’importe quoi sans me demander si mes remarques sont justes sur le plan idéologique ni craindre que quelqu’un interprète mal ce que je viens de dire.
(…) Dans cette atmosphère de liberté et de détente, je me sens bien, surtout depuis que j’ai terminé ce livre. Ce que j’apprécie par-dessus tout, c’est la quantité d’informations disponibles sous forme de livres, d’articles de magazines, de reportages dans les journaux sur les sujets qui m’intéressent, et les activités qui me rapprochent de ceux avec qui j’ai des affinités. »

Mais jusqu’à la fin de ses jours aux Etats-Unis, elle dut continuer à vivre avec, en tête, le crime barbare de sa fille et de ses propres années dans l’enfer de la Maison d’arrêt n°1 de Shanghai. Nien Cheng fut réhabilitée après la mort de Mao (décédé en 1976) et sous la Dictature de Deng Xiaoping et déclarée : « victime d’arrestation abusive et de persécutions », en novembre 1978, soit douze ans après son arrestation.

Pour conclure :
A travers son témoignage Nien Cheng démontre que le principal objectif dans l’ »Univers Totalitaire Communiste » Maoïste est la rééducation, le reconditionnement total de l’esprit humain. Mais l’Homme n’étant pas une machine, il conserve enfouie en lui : sa Liberté de Penser. Car même s’il peut sembler soumis à l’oppression Totalitaire, son intelligence lui permet de feindre l’adhésion, tout en continuant à penser au fond de lui ce qu’il veut, et cela quelles que soient les contraintes psychologiques et physiques qui lui sont appliquées. Rien, ni personne ne peut retirer à l’être humain…, sa LIBERTE DE PENSER.
Mais lorsque les tortionnaires Communistes constataient que le détenu résistait, alors l’ »ennemi de classe » était considéré comme « socialement » irrécupérable et…, fusillé.

Comment un seul homme, Mao Zedong, a-t-il été capable de développer à ce point : son « Culte de la personnalité » lui permettant de posséder une domination (psychologique et physique) totale par l’arme de la Terreur de masse, donc par la Peur…, sur 1 milliard d’êtres humains ?
Il fut bien évidemment aidé dans cette domination Terroriste de son PROPRE PEUPLE, par le puissant support International qu’était l’organisation de : l’Internationale Communiste (ou Komintern), fondée par Lénine et Trotski en 1919, puis du Kominform. Chaque « Grand Dirigeant », comme c’est encore le cas le plus extrême aujourd’hui avec la Corée du Nord et la dynastie Totalitaire Communiste de la famille des « Kim », arrivait par la propagande et le mensonge de masse du Communisme International et avec l’aide d’autres dirigeants Communistes dans le monde, principalement Staline, à se hisser au rang de « Guide suprême » sorte de « sur-Homme » voire de « demi-dieu », en faisant régner une Terreur de masse constante sur sa propre population.

En trame de fond de ce bouleversant témoignage, Nien Cheng nous décrit également les rivalités politiques au sein de l’Etat-Parti-Unique Totalitaire Communiste Maoïste, ainsi que le rôle important de la femme de Mao, Jiang Qing.

Le choix exemplaire, intelligent et infiniment courageux de Nien Cheng fut de faire face à ses tortionnaires en se servant de leurs propres armes Idéologiques, notamment en ayant appris par coeur une foultitude de citations de Mao, afin de les retourner contre eux. De plus, l’auteure fit également le choix immuable et courageux de plaider son innocence au risque d’être exécutée sommairement, plutôt que de céder à la Terreur en faisant de faux aveux ; faux aveux qui pouvaient de toute manière l’amener également à être…, exécutée.
Finalement, ce qui la fit tenir tout au long de sa terrible incarcération, furent : sa très grande dignité et l’espoir, tragiquement vain, de revoir un jour sa fille, Meiping, vivante.
Mais il est vrai que faire preuve d’un tel courage est beaucoup plus facile à dire qu’à réaliser, particulièrement dans ce contexte d’une violence psychologique et physique extrême.

Un témoigne exemplaire donc, d’une femme exceptionnelle, qui nous rend plus fort, plus courageux pour nous mobiliser contre la bêtise (doux euphémisme pour rester poli !) humaine…

Nien Cheng est décédée le 2 novembre 2009 à Washington, à l’âge de 94 ans, sans jamais avoir revu sa Chine natale.

P.S. : Ce commentaire est excessivement long, mais très touché par ce poignant récit de Nien Cheng et par la mort horrible et terriblement injuste de sa fille Meiping, c’est ma façon à moi…, de leurs rendre hommage.

Confer également d’autres ouvrages aussi passionnants sur le même thème :
– Thierry Wolton Le grand bluff chinois : Comment Pékin nous vend sa « révolution » capitaliste ;
– Harry Wu Laogai. Le goulag chinois ;
– Jean Pasqualini Prisonnier de Mao; Sept ans dans un camp de travail en Chine ;
– Jean-Luc Domenach La Chine m’inquiète.
« Limité » par la place sur ce commentaire, je précise que d’autres références de témoignages de survivants portant sur le Totalitarisme, figurent à la fin de mes commentaires concernant les précieux ouvrages de Jean Pasqualini et de Harry Wu.

Détails sur Vie et mort à Shanghai. Un document bouleversant : le courage d’une femme confrontée à l’une des plus grandes aberrations de l’histoire

Auteur : Nien Cheng

Editeur : Albin Michel

Nombre de pages : 487

Isbn : 978-2226029898

Vie et mort à Shanghai. Un document bouleversant : le courage d’une femme confrontée à l’une des plus grandes aberrations de l’histoire

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