L’Education sentimentale
Pourquoi Flaubert at-il choisi de raconter dans son grand roman L’Education sentimentale les aventures dérisoires d’un être aussi nul que Frédéric Moreau ? Flaubert a-t-il voulu simplement peindre de nouveau un exemplaire de cette « humanité bourgeoise moyenne » comme la nomme Taine, un « demi-caractère », un autre Léon Bourgeois moins provincial ? Rien de saillant en effet chez Frédéric, chez ce « jeune homme très chic » ne tranchant de rien même pas du petit-maître. Dans un roman de Balzac ou de Stendhal, Frédéric n’aurait été qu’une silhouette un peu ridicule du type du jeune homme qui ne sait pas vouloir. Frédéric n’est en rien supérieur (esprit, intelligence, énergie, ingéniosité, force morale, caractère) aux autres personnages qui prennent moins de place dans la narration : Dussardier est plus généreux ; Cisy est plus chic ; Hussonnet est plus amusant ; Sénécal a plus d’énergie sinon de conviction ; Deslaurieurs a plus d’ambition, d’esprit d’intrigue, voire de mérite ; Regimbart a plus de mélancolie ; Rosanette, bien que catin, a plus de délicatesse ; la petite Roque a plus de fraîcheur. Frédéric a moins de rouerie que Dambreuse, moins d’empressement que Martinon à séduire Mme Dambreuse. Il a moins de lâcheté que le sieur Arnoux, et autant d’égoïsme que le père Roque (bien que l’égoïsme inoffensif de Frédéric n’aille pas jusqu’à l’homicide). Il est non seulement « l’homme de toutes les faiblesses » mais aussi de tous les manques. Frédéric est donc un personnage piètre autant par rapport aux personnes des « fonds réels », aux acteurs de l’Histoire réelle (Lamartine par exemple), qu’aux autres comparses des « premiers plans », de la fiction. Si Frédéric est sans relief, sans but et sans boussole, son personnage n’est pas sans fonction : le personnage de Frédéric, aussi désœuvré que répandu, s’il ne peut, par son insignifiance, porter l’action du livre, permet de montrer à travers sa perspective, plutôt que son regard qui n’est pas d’une grande acuité, les milieux composites qu’il traverse. Aussi Frédéric Moreau est moins le protagoniste de sa propre histoire, terme peut-être excessif pour qualifier le récit d’une existence informe et sans tension dramatique, ni même existentielle, qu’un « personnage-focalisateur » par lequel Flaubert nous conduit à travers les milieux qu’il veut peindre et nous faire voir. Mais à la différence du héros picaresque, de Gil Blas de Santillane (Flaubert avait eu le projet de refaire Gil Blas pour « passer en revue » ses contemporains qu’il voulait mettre en scène dans un « grand roman moderne »), Frédéric ne devient le commis d’aucun ministre (comme Lucien Leuwen), ne fait pas fortune (il se ruine au contraire alors qu’il a hérité d’un oncle), n’épouse personne au dernier chapitre, n’assumant aucun destin, voire aucun « leurre de destin », car la médiocrité n’empêche pas la lucidité. Il est un fil narratif d’un récit qui n’est ni une « péripétie développée », ni « une biographie » (comme Madame Bovary).
Le roman ne comprend ni « scène capitale » (comme le suicide de Emma Bovary) ni « scène principale » (comme celle des comices agricoles qui est la scène-conclave de Madame Bovary) ; il ne se structure pas autour d’une action unique, continue et progressive d’un homme et ses alliés aux prises avec d’autres hommes auxquels il dispute un objet de valeur déterminé ; noyé au milieu des cinquante à soixante personnages de ce « roman de mœurs modernes » dans lequel Flaubert a pu vouloir représenter la totalité humaine d’une époque (1840-1852) vouée à l’improbité (contrairement à l’écrivain-moraliste), Frédéric ne vise à rien de spécial. L’absence d’intrigue principale est suppléée par une multiplicité de micro-intrigues à base de rivalités amoureuses ou galantes (notons que certains personnages comme Regimbart ne se rattachent à aucune de ces intrigues dérisoires). Enfin si l’action progresse si peu, c’est que Frédéric, personnage involutif, au lieu d’avancer ne fait que reculer, en restant fixé sur ses premiers émois dont l’intensité n’a pas été dépassée par ce qu’il a pu vivre ensuite. L’absence de « progression d’effet » est liée à la mollesse de Frédéric qui semble entrer dans la vie à reculons.
Détails sur L’Education sentimentale (relisons nos classiques)
Isbn : 2350304760
Étiquettes : amour, bonheur, écriture, Histoire, roman, société
Je pense que la critique ci-dessus manque totalement (passe à côté de) son but. Ce roman de Flaubert est d’une ampleur et d’une importance dans la littérature qui, à l’évidence, dépasse largement les qualités que l’on peut trouver à tel ou tel personnage.
Dire de Frédéric Moreau est « nul », qu’il est plus ceci que l’autre, ou moins cela qu’un troisième, montre que l’on a complètement manqué le sens même d’un tel ouvrage. Le titre seul suffit pourtant à suggérer la nature de l’entreprise littéraire que constitue « L’éducation sentimentale »: la recherche d’invariants, d’archétypes de la nature humaine, aussi ambitieuse (presque insensée au fond) que soit cette quête. C’est le génie de Flaubert et sa modernité, qui ont permis la composition d’un roman : mettant en scènes des êtres d’une « normalité extrême » (qu’on me pardonne cet oxymore), sous un paravent de superficialités ou de quotidienneté, il révèle magistralement les nuances des sentiments des plus vils aux plus nobles, des plus subtils aux plus ressassés, et la lente maturation, pour le pire et le meilleur d’âmes simples ou moins simples.
La longue « passion » de Moreau pour Madame Arnoux est évidemment une métaphore de la découverte de la vie sentimentale et de ses méandres, un « apprentissage » décrit avec une incroyable finesse et une science de l’écriture qui en font un des plus grands textes de langue française.