Le maître des aveux

Critique de le 10 septembre 2020

Je n‘ai pas aimé...Plutôt déçu...Intéressant...Très bon livre !A lire absolument ! (Pas encore d'évaluation)
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Histoire

Thierry Cruvellier est un journaliste spécialisé dans les Procès de Crimes contre l’Humanité et Génocides à travers le monde. En tant qu’unique journaliste Français à avoir participé au Procès, l’auteur nous fait donc pénétrer au coeur du Procès de l’un des responsables et tortionnaires du régime Totalitaire Communiste Khmer Rouge au Cambodge, qui s’est déroulé en 2009, celui de : Kaing Guek Eav, surnommé « Douch ».
Le Procès de Douch est le premier Procès International concernant les Crimes de masse du système Totalitaire Communiste Mondial, d’où son importance considérable pour l’Histoire.
En effet, comme le fait très justement remarquer Thierry Cruvellier, curieusement les Juristes Internationaux et les militants des Droits de l’Homme ont une tendance naturelle à pourfendre essentiellement les Crimes caractérisés : de Nationalisme, de xénophobie et de discrimination raciale…, mais jamais ceux sous l’effigie du Communisme.

Les Khmers Rouges sont donc responsables du Génocide, entre le 17 avril 1975 et 1979, d’environ 1 700 000 Cambodgiens sur une population à l’époque, de 8 000 000 d’habitants !
Dans ce Procès de Justice Internationale, Douch, lui, est condamné pour avoir été le Directeur du Centre de torture et d’extermination S-21 de Tuol Sleng (l’ancien lycée Pohnea Yat, transformé pour cet horrible usage), qui a ouvert le 15 août 1975, mais également du champ d’extermination de Choeung Ek, ainsi que du Centre de « rééducation » S-24. Lors de ce Procès, il est donc jugé pour avoir organisé : les interrogatoires, tortures et exécutions de 12 300 (chiffre avéré à ce jour) personnes et probablement plus, le chiffre évoqué allant jusqu’à 15 000 victimes. Sur ce décompte effroyable, seules 7 victimes survécurent aux salles de tortures et champ d’exécution du bourreau de masse, Douch. Parmi les 7 survivants de S-21, 3 seulement sont encore vivants et témoignent au Procès. Il s’agit de Bou Meng, Vann Nath et Chum Mey.
Mais, dépassant le cadre de ce Procès, Douch reconnaît également avoir été le superviseur du camp d’extermination Khmer Rouge M-13 entre 1971 et 1975. Le camp M-13 fut effectivement le « laboratoire » qui permit d’élaborer l’organisation du Centre S-21. D’ailleurs, le personnel de M-13 fut transféré à S-21. Le seul survivant du camp M-13 et donc l’unique témoin est François Bizot Le Portail et Le silence du bourreau, qui connaît parfaitement la psychologie de Douch, pour avoir ferraillé intellectuellement avec lui, lors de sa détention.
Avoir libéré François Bizot fut une « erreur de jeunesse » dans la carrière de Douch, car aujourd’hui il témoigne contre lui et, qui plus est, avec un talent narratif et d’analyse exceptionnels (pages 198 et 199) :

« – Je dois dire que ma rencontre avec Douch a marqué mon destin et toute ma réflexion et tout ce que je suis aujourd’hui, pour une raison simple et tragique : c’est que je dois m’arranger moi-même par rapport à une donnée double, celle d’un homme qui a été le vecteur, le bras d’une tuerie étatisée – et je ne peux pas imaginer me mettre aujourd’hui à sa place avec, en moi-même, autant d’horreurs perpétrées – et, d’autre part, le souvenir que j’ai d’un jeune homme qui avait engagé sa vie pour une cause, un objectif qui s’appuyait sur l’idée que le crime n’était pas seulement légitime mais qu’il était méritoire. Je ne sais pas quoi faire de cela, monsieur le juge. Mon existence m’a amené à côtoyer intimement l’un et l’autre et je ne peux pas me débarrasser de cette idée que ce qui a été perpétré par Douch aurait pu l’être par un autre et qu’en essayant de le comprendre il ne s’agit pas un seul instant de minimiser la portée, la profondeur, l’abomination de son crime. Ce crime, qui est le sien – c’est là ou les choses sont particulièrement difficiles pour moi -, j’ai senti que c’était celui d’un homme et que, pour en mesurer l’abomination, il ne fallait certainement pas faire de Douch un monstre à part, mais réhabiliter en lui ou plutôt reconnaître en lui cette humanité qui est la sienne, comme la nôtre, et qui, manifestement, n’a pas été un obstacle aux tueries. Je crains, malheureusement, qu’on n’ait une compréhension plus effrayante du bourreau quand on prend sa mesure humaine. C’est cette prise de conscience des caractéristiques de l’ambiguïté de cette humanité qui cause mon drame aujourd’hui, monsieur le juge. »

Et l’historien David Chandler précise en donnant son point de vue, d’une dureté tragiquement réaliste sur la Nature Humaine (page 202) :

« Notre capacité à commettre le mal est plus grande que celle de faire le bien. Cela ne disculpe pas ceux qui ont tué. Mais j’aimerais éviter… je n’aime pas ceux qui disent : regardez ces méchants là-bas ! Nous, nous ne saurions faire cela, jamais !
Je ne veux pas dire que ce qui s’est passé à S-21 a été perpétré par une espèce différente d’hommes. Je pense que, dans certaines circonstances, que je me réjouis de ne pas avoir rencontrées dans ma vie, presque n’importe qui peut être amené à commettre ce genre de choses. C’est la face sombre de chacun d’entre nous. »

Douch reconnaît donc dans ce Génocide Cambodgien, l’évidente responsabilité du Parti Communiste du « Kampuchéa Démocratique » ou l’Angkar, dirigé par le « Frère n°1 », plus connu sous le terrifiant pseudonyme de : Pol Pot.
(Il est nécessaire de préciser, qu’introduire le terme « Démocratique » dans l’intitulé d’un régime Totalitaire Communiste, cela fait partie intégrante de la panoplie propagandiste et mensongère ainsi que de la gigantesque mystification opérée à l’échelle mondiale, depuis presque un siècle, par le système Totalitaire Communiste).
A partir de son arrestation le 8 mai 1999, Douch fut confronté à l’imposant stock d’Archives qu’il omit probablement de brûler, dans la précipitation de sa fuite lors de l’invasion Vietnamienne de Phnom Penh, le 7 janvier 1979. Douch n’a alors plus d’autre choix que de faire face à ses propres preuves accablantes (contenant : 6147 clichés, 4186 comptes-rendus d’interrogatoires, et 6226 fiches biographiques), s’auto-incriminant ainsi, bien involontairement.
En revanche, tout au long du Procès et malgré les témoignages, notamment de François Bizot et de ses subordonnés-tortionnaires (qu’il avait lui-même formés aux « techniques » d’interrogatoire et de torture), Douch nie indéfectiblement avoir assassiné qui que ce soit, de ses propres mains. Affirmation, qui dans ce monstrueux contexte de Crimes de masse, semble relever de l’ineptie la plus totale, ainsi que d’une insulte monumentale envers la Mémoire de ses victimes et des familles.
Il s’agit là de l’un des grands paradoxes de ce personnage : d’un côté, il avoue sa totale responsabilité dans l’organisation de ce Crime de masse, et dans le même temps, il refuse de se montrer en tant que criminel individuel. Un « cas d’école » qui restera certainement un sujet d’étude pour des générations de psychologues…

Thierry Cruvellier décrit minutieusement le caractère de Douch : après avoir été professeur de mathématiques, Douch s’engagea corps et âme pour l’Idéologie Totalitaire Communiste Marxiste-Léniniste, et prêta serment devant le Parti Communiste du « Kampuchéa Démocratique ». Comme il était consciencieux voire méticuleux, travailleur, résolu, très organisé…, il mit ses qualités au profit de l’infâme régime Khmer Rouge.

Tragiquement, il consacra donc toute cette conviction Idéologique, cette détermination et ce zèle à l’extermination des imaginaires « ennemis de classe ».
Lors du Procès, il fait preuve d’une froide lucidité, d’une pleine conscience de ses actes criminels et barbares. Il est la plupart du temps particulièrement coopératif, lors des débats. Durant toute la durée du Procès, sa profonde connaissance de la psychologie humaine (en tant qu’interrogateur lui-même et « formateur » d’interrogateurs-tortionnaires), lui permet même par moment de mener les débats suivant son bon vouloir.
Mais lorsqu’il passe sa main sur son visage, c’est le signe indéfectible qu’il est perturbé par une question ou que sa honte extrême ressurgit, et il sombre alors immanquablement dans le mutisme.
Il est extrêmement rare dans un Procès jugeant des Crimes d’une telle ampleur, qu’un bourreau reconnaisse sa totale responsabilité, ainsi que la nature intrinsèquement criminogène de l’Idéologie qu’il servait avec ferveur.

Lors de son témoignage, le survivant Bou Meng exprime le fait que, dès que des prisonniers rentraient dans l’enceinte de S-21, ils étaient immédiatement et totalement déshumanisés, ils n’étaient plus, dès lors, considérés comme des êtres humains, mais étaient : « traités plus bas que des cochons ou des chiens ».
Les détenus vivaient quasiment nus munis d’une simple culotte, ils étaient couverts de poux et d’infections cutanées et étaient continuellement tenaillés par la faim. Vann Nath déclare, lui, qu’ils ont été jusqu’à 65 co-détenus dans sa cellule (pages 35 et 36) :

« allongés par terre en rangs, les chevilles entravées par une longue tige en métal. En un mois, il en a vu quatre mourir à l’intérieur de la pièce. »

Lorsque les subordonnés-tortionnaires de Douch témoignent, il plane alors dans le Tribunal, un climat malsain. Climat malsain contre lequel s’insurge alors le juge Lavergne, fustigeant le fait que les bourreaux-complices de Douch s’étaient installés dans un ignominieux fonctionnement quasi « bureaucratique » de la mort et dans une sorte de résignation de la « banalité du mal ».
Les principales méthodes de torture servant à faire avouer n’importe quoi aux prisonniers, étaient les suivantes :
– La flagellation à coups de bâtons ou de fouets ;
– Des décharges électriques ;
– L’arrachement des ongles des mains et des pieds ou l’insertion d’épingles sous les ongles ;
– L’utilisation de sacs plastiques engendrant la suffocation ;
– L’introduction forcée d’eau dans les narines ;
– Faire avaler de force plusieurs cuillerées d’excréments et faire boire de l’urine ;
– Recevoir une douche froide avant d’être assis devant un ventilateur, « pour causer la fièvre », précise Douch ;
– Forcer à rendre hommage à une image de chien ayant le visage de l’ennemi, de même que s’agenouiller devant un objet « que seul un être méprisable puisse honorer » ;
– Etc..

La véritable obsession des Khmers Rouges était de faire avouer n’importe quoi aux victimes. Les tortionnaires avaient donc comme mission de faire avouer aux prisonniers, qu’ils appartenaient soi-disant à des réseaux « ennemis », comme le K.G.B. ou la C.I.A..
Pourquoi le K.G.B. Soviétique ? Parce qu’à cette époque, il existait des tensions entre le Chine et l’U.R.S.S., et comme les Khmers Rouges se revendiquaient plus spécifiquement du dogme Marxiste-Léniniste d’aspiration Maoïste, alors la Police Politique du K.G.B. tombait mécaniquement dans le camp de l’ »ennemi ».
Car il faut bien considérer que la primitive Idéologie Totalitaire Communiste réelle fut fondée, dès Octobre 1917 sous Lénine, Trotski et Staline, sur le manichéen principe du binôme antagoniste : « ami, ennemi ».

Le juge Lavergne tente alors d’éclairer le Tribunal sur ce que pensait Douch, concernant les faux aveux extorqués sous la torture (pages 79 et 80) :

« – Le but des violences était-il d’obtenir des aveux conformes à la vérité ou conformes à ce qu’on vous demandait ? Interroge le juge Lavergne.
– Je n’ai jamais cru que les aveux disaient la vérité. Au mieux, quarante pour cent sont vrais. Quant à ceux dénoncés dans les aveux, seulement vingt pour cent sont vrais. Il n’y a pas de suivi scientifique des aveux. Il n’y a pas de méthode scientifique pour garantir leur vérité.
Les statistiques de l’ancien professeur de mathématiques varient. Un autre jour, il déclare que seulement vingt pour cents des aveux reflétaient la vérité, dans le meilleur des cas, et dix pour cent en ce qui concerne les dénonciations. Même aujourd’hui, même en sachant ces aveux si spécieux, même en mesurant leur nature parodique, Douch a besoin d’évaluer leur valeur. Leur conserver une part de sens – quarante pour cent, vingt pour cent, dix pour cent, qu’importe – est vital. Mais il reconnaît ceci :
– Je n’ai jamais considéré que c’était la vérité. Même le comité permanent du Parti n’y croyait pas totalement. Il s’agissait d’éliminer des gens qui représentaient des obstacles.
Dénoncer les complices est essentiel : il s’agit d’un complot et on ne peut pas conspirer tout seul, rappelle Chandler. Toutes les polices politiques de toutes les dictatures communistes, et d’autres encore, ont organisé la délation obligatoire et la création de listes imaginaires. S-21 n’invente rien. »

Douch décrit froidement l’effroyable manière dont la théorie de l’Idéologie Communiste de la « Dictature du Prolétariat » devait se traduire concrètement et implacablement (pages 87 et 88) :

« – Les bons dirigeants, les bons meneurs étaient ceux qui n’en faisaient pas trop mais qui faisaient ce qui avait été ordonné et sans faillir. Lorsqu’on nous ordonnait de faire quelque chose, on devait s’assurer de suivre les instructions.
Une personne interpellée est automatiquement un ennemi. L’ennemi doit être systématiquement éliminé. La logique est brutale mais efficace : si on ne considère pas mécaniquement le suspect comme un coupable, on ne peut lui extorquer sans faiblir des aveux. Dès lors, encore aujourd’hui, il est difficile à Douch de répondre de manière tranchée à cette question : était-ce la politique du Parti communiste de tuer et d’écraser ?
– Il s’agissait d’être absolu et de défaire l’ennemi, pas à pas. Le langage était légèrement différent et cela suscite peut-être quelques incompréhensions : ce que les juristes appellent exécutions extrajudiciaires, à l’époque nous l’appelions lutte des classe. »

Il ne régnait donc à S-21 que le spectre de la déshumanisation : les prisonniers n’existaient plus en tant qu’êtres humains, comme Douch l’explique précisément (page 65) :

« – S-21 était réservé aux gens qui devaient être exécutés. Il n’y avait pas de protection de leurs droits. Nous les nourrissions comme des animaux. Nous les traitions déjà comme tels. Nous ne faisions qu’attendre le moment où ils seraient écrasés. Personne ne se souciait de leur bien-être. C’est tout.

Une avocate des familles de victimes lui pose alors la question clairement, afin de lui faire préciser sa pensée (page 65) :

« – Vous admettez que vous ne les considériez pas comme des êtres humains ? Demande une avocate des familles de victimes.
– Nous ne pensions pas de manière si compliquée. La différence se faisait entre amis et ennemis. Vu d’aujourd’hui et selon le droit humanitaire, cela est parfaitement mauvais et constitue un acte criminel. Mais à l’époque, nous le voyions comme je l’ai dit. Nous nous disions juste que le travail de police devait être fait. »

Alors Douch avoue sa totale responsabilité devant la Cour, tout en voulant éviter de devoir répondre de ses propres crimes, sous les témoignages accusateurs de ses ex-subordonnés (page 51) :

« – Je n’ai ni le souhait ni le besoin que mes subordonnés comparaissent à mes côtés devant cette chambre. Je porte la responsabilité de ce qui s’est passé à S-21. »

Puis, il reprend (pages 56 et 57) :

« – Mon remords, ma souffrance n’ont pas d’image tangible. Je ressens tant de douleur. Je n’oublierai jamais. Je dis toujours qu’une mauvaise décision conduit, en un clin d’oeil, à la peine et au remords pour la vie entière. Lorsque je m’incline pour être jugé devant ce tribunal, il s’agit des crimes que j’ai commis. Je ne blâmerai pas mes supérieurs. Je ne blâmerai pas mes subordonnés. Je ne fuirai pas mes responsabilités. Bien que ces crimes tombent sous l’autorité de mes supérieurs, ils tombent aussi sous le coup de mon propre rôle à S-21. Je suis responsable sur le plan idéologique et psychologique. Tel est mon regret : avoir mis en oeuvre la politique du Parti. »

Parfois, il tente de faire peser la responsabilité de ses crimes sur son engagement, selon lui, irréversible, dans le régime Terroriste de L’Angkar de Pol Pot. Son engagement et sa responsabilité confinent alors au tréfonds de l’horreur, lorsqu’il décide d’embrigader des jeunes adolescents (page 53) :

« Le recrutement des enfants pour les corvées de la guerre ou de la Révolution ne date pas d’aujourd’hui. Douch recrute parmi les jeunes adolescents car ils sont « comme des feuilles blanches sur lesquelles on peut facilement écrire, ou peindre ».
– Nous avons accueilli plusieurs jeunes et les avons éduqués à la cruauté. Nous usions de la terminologie communiste. Cela a joué un rôle important pour faire d’innocents des personnes cruelles, de façon à ce qu’ils puissent accepter des situations extrêmes. Ils changeaient de nature, leur gentillesse faisant place à leur cruauté. Ils étaient animés par la colère de classe. »

En effet, Le soubassement de Idéologie Totalitaire Communiste consiste à mobiliser le Peuple sur un profond terreau de Haine perpétuellement réactivée, pour maintenir la Haine de « classe », de même que la propagande Nazie s’activait en permanence à attiser la Haine de « race ».
D’ailleurs, à l’instar du régime Totalitaire Nazi, le Communisme ne doit pas s’embarrasser des personnes pouvant ralentir la marche écrasante de la « Révolution » (page 59) :

« Dans un premier temps, il s’agit surtout d’éliminer les membres de l’ancien régime, les officiers de l’armée, le personnel de l’administration, l’aristocratie, le « peuple nouveau », celui qui a vécu sous l’ancien régime jusqu’au bout et celui qui vivait dans les villes. Les esprits déficients ne sont pas non plus utiles à la Révolution. Initialement, un hôpital psychiatrique se trouvait sous l’autorité de S-21. Que sont devenus ses patients ?
– Selon mon analyse, plus de cinquante pour cent des patients ont été détruits, mais je ne suis pas sûr.
Pour les lépreux, Douch se souvient plus clairement de l’ordre reçu : les détruire, tous. Le communisme doit libérer l’homme. Il a en horreur les handicapés, les malades, les fous, les homosexuels, les croyants, les intellectuels. »

Thierry Cruvellier résume alors en une phrase l’unique mission du Centre S-21 (page 61) :

« La liquidation systématique appliquée à S-21 en fait un singulier mélange de prison centrale de la police politique et de camp de la mort. »

En effet, une fois les victimes torturées, si elles demeuraient encore en vie, elles étaient soit tuées à coups de bâton derrière la nuque, soit égorgées, ou bien encore envoyées au champ d’extermination de Choeung Ek pour y être exécutées et jetées dans des fausses communes, à la façon de l’ignoble Crime contre l’Humanité Soviétique de Katyn.

Mais S-21 n’était pas l’unique Centre de torture de l’Angkar. Il existait dans le Cambodge des Khmers Rouges, une foultitude de prisons, de Centres d’interrogatoire et Centres de torture. La Police Politique recensait environ deux cents autres centres. Mais seul, le Centre S-21 recevait des prisonniers en provenance de l’ensemble du pays.
Le Centre S-21 était une opération secrète, c’est aussi pour cette raison que PERSONNE ne devait sortir vivant de ce Centre de Torture, transformé purement et simplement en Centre d’extermination.

Dans ce terrible régime de persécution totale qu’était le régime Communiste Khmer Rouge, le système éducatif avait été aboli et les enfants étaient destinés à devenir de « bons petits soldats » Khmers Rouges. Tous les enfants des cadres du Parti appartenaient au Parti Communiste de l’Angkar et étaient donc soumis à l’Idéologie Communiste. Lors du procès, il est établi qu’environ 80 % des victimes de S-21 étaient des membres du Parti, régulièrement « purgés ». Alors, lorsqu’un cadre Khmer Rouge était éliminé à S-21, toute sa famille (femme et enfants) étaient « détruits » à S-21. C’est par cette absurde mécanique implacable de l’Idéologie Communiste, qu’un nombre considérable d’enfants furent exécutés au champ de Choeung Ek, comme ces…, 160 enfants, le 23 juillet 1977 (page 117) :

« La juge Cartwright demande à Douch si l’estimation du nombre d’enfants tués à S-21 – un pour cent du total des victimes – est correcte. Il rétorque qu’un document d’archives atteste de l’envoi, en un seul jour, de cent soixante enfants au champ d’exécution.
– Ce qui fait plus de un pour cent, conclut le mathématicien.
– Je pense que vous avez raison, convient le juge, avec un grincement dans la voix. »

L’émoi envahit alors le Tribunal, lorsque l’assemblée apprend que Douch avait eu deux enfants, lorsqu’il officiait à S-21 : un enfant né en avril 1977, et un autre en décembre 1978. Et dans le même temps, il tuait des enfants et des nourrissons !

Son portrait psychologique est bien évidemment dressé, lors de son Procès, et les experts estiment que Douch navigue entre des mécanismes psychologiques, tels que : le déni, le clivage, la rationalisation, la mise à distance des faits, l’isolement, etc..
C’est comme cela, par un processus de clivage, que Douch pouvait être dans le même temps : un bon père de famille, et en parallèle, ordonner l’exécution d’enfants, puisque catégorisés définitivement comme « ennemis de classe ».
Pour les psychiatres, Douch exprime des regrets et des remords, mais il n’est atteint, ni de dépression ni par le sentiment de culpabilité (page 121) :

« – Il y a chez Douch une absence totale de culpabilité au sens occidental ou psychanalytique du terme, explique l’experte. On peut aussi dire que la culpabilité lui était et lui est, pour l’instant, inaccessible, car elle suppose une capacité d’empathie, elle suppose la sortie du clivage et elle suppose l’acquisition d’une conscience de soi. »

Puis l’analyse psychologique se poursuit (page 308 et 309) :

« On ne naît pas tortionnaire, que l’on soit commanditaire ou exécutant, mais on le devient, expose l’experte appelée par la cour. Avant de devenir un tortionnaire qui déshumanise ses victimes, le tortionnaire à toujours d’abord été déshumanisé lui-même. Cela n’est certes pas une excuse, mais c’est une clé pour comprendre le fonctionnement psychologique d’un criminel contre l’humanité. Ce qui déshumanise, ce sont des expériences vécues ou vues d’humiliations culturelles ou d’humiliations personnelles. Tout est alors fait pour compenser ces vécus d’humiliation, de déception, au risque de dénier toute existence à celui ou à la classe sociale que l’on estime responsable. Le criminel contre l’humanité a d’abord éradiqué toute individualité en lui, avant de la nier chez l’autre. Douch a toujours recours à la raison, à la logique, à des modèles mathématiques, dans sa réflexion et dans ses analyses. L’identité singulière est littéralement écrasée, si je puis dire, au profit du façonnage de la seule identité qui a de l’importance à ses yeux, c’est-à-dire l’identité collective.
(…) Nous développons tous des « stratégies d’existence » qui nous permettent de négocier nos contradictions intimes et les obstacles de la vie. Douch en avait construit pour servir le régime khmer rouge puis lui survivre. Cela comprenait l’excès de zèle ou le clivage. Il dispose aujourd’hui de mécanismes psychologiques lui permettant d’exister, ou de survivre, avec et malgré ses crimes.
Pour comprendre le comportement de Douch, rappellent les psychologues, il nous faut saisir l’imbrication extrême qui existe, dans sa vie, entre histoire collective et histoire individuelle. Le fonctionnement psychologique de Douch n’est pas séparable de la société qui l’entoure et de l’histoire collective dans laquelle il s’est trouvé pris. Douch n’existe pas ex nihilo. Lui comme le Cambodge ont traversé des « acculturations successives et massives », puis la transformation brutale et radicale en l’homme nouveau, cette identité fabriquée et exigée par les Khmers rouges, où l’individu ne doit exister que par le groupe, sous l’emprise de la méfiance, de la peur généralisée, de l’éradication des émotions et de toute pensée personnelle. Soit on s’adapte, soit on meurt. Dans le langage des ethnopsychiatres, le communisme est une « déculturation ». En d’autres termes, elle fleurit dans le déracinement.
– Il y a véritablement une psychologie de l’homme qui vit dans un pays soumis à un régime totalitaire qui n’est pas la même que la psychologie d’un homme qui vit dans un État démocratique, rappelle l’experte. »

Et également (pages 305 et 307) :

« Cette situation est qualifiée par les psychologues de « formation réactionnelle » : l’obéissance, l’excès de zèle, l’allégeance extrême deviennent des mécanismes de « suradaptation à la terreur », qui permettent de cacher sa propre peur ou de faire taire ses propres doutes.
(…) Douch n’est atteint d’aucun trouble mental. Il ne souffre ni de névrose, ni de psychose, ni de psychopathie. Les hommes et les femmes qui participent, dans des circonstances politiques extrêmes, à de tels crimes de masse ne relèvent pas du monde rassurant des déviants. Douch n’est ni un malade ni un monstre, et c’est tout le problème. Il n’était pas dangereux avant 1970. Il ne l’a sans doute plus été après 1979.
(…) Douch sera puni pour le restant de ses jours, car il faut punir. Mais il serait réinsérable. Les vingt ans qui séparent la fermeture de S-21 de son arrestation le démontrent. Personne ne se pose d’ailleurs cette question au sujet de Mam Naï, des autres anciens membres du personnel de la prison ou des dizaines de milliers d’anciens cadres khmers rouges qui vivent depuis quinze à trente ans en liberté, au milieu de ceux qu’ils ont persécutés. »

On découvre donc lors de ce Procès que Douch était, non seulement, le responsable des Centres d’extermination S-21 et de « rééducation » S-24, mais qu’il avait également décidé de créer un terrain d’exécution à Choeung Ek. En effet, suite aux innombrables exécutions, il s’inquiétait du risque d’épidémie dans la Capitale, Phnom-Penh. Ce terrain était situé à 15 Kms à l’extérieur de la ville. A Choeung Ek, après la chute du régime de Pol Pot, furent exhumés environ 9 000 cadavres. C’est donc sur ce champ que fut exécutée une grande partie des 12 000 à 15 000 victimes de S-21 (pages 138 et 139) :

« Les prisonniers importants, les grands cadres du régime broyés par les purges, ont également droit à un régime spécial. Ils sont exécutés aux abords de S-21, et enterrés près de la rue 163 et du boulevard Mao Tsé-toung, pense Douch. En disant cela, son visage reste bouche ouverte, souffle coupé.
Ces détenus spéciaux ont, comme tout le monde, la gorge tranchée après avoir été frappés sur l’arrière du crâne. Mais ils sont parfois ensuite éventrés, et leur cadavre est photographié. Il s’agit d’assurer à l’échelon supérieur que ces anciens Grands Frères ont bien été liquidés. Les seules autres victimes prises en photo après leur décès sont celles qui ont malencontreusement expiré dans la prison, le plus souvent à cause des tortures. Ces clichés doivent alors prouver au directeur qu’elles ne se sont pas échappées.
A l’arrivée à Choeung Ek, les détenus sont escortés un par un vers une maison en bois. Le générateur est mis en marche pour qu’il y ait de la lumière et, dit-on aussi, pour couvrir les bruits. De leur côté, les bourreaux se rendent avec des torches et leurs outils de travail au bord des fosses rondes comme des trous d’obus, creusés dans le champ alentour. Him Huy prend la liste des martyrs du soir, vérifie chaque nom. Il devra rapporter la liste à la prison, dûment cochée. Un bourreau dirige un seul prisonnier à la fois de la maison en bois à la fosse d’exécution. On dit au supplicié qu’il est emmené dans une nouvelle maison. Il faut le rassurer pour qu’il meure en silence.
– On leur demande de s’agenouiller au bord de la fosse. On frappe d’un coup d’essieu sur la nuque. On leur tranche la gorge. Ensuite, on retire les habits et les menottes, explique Him Huy.
Les hommes en noir tuent dans le noir. Les exécutions démarrent à environ 21 heures. Selon le nombre de personnes à tuer, elles peuvent durer jusqu’à l’aube. Le lendemain matin, à 7 heures, Suor Thi doit fournir à ses supérieurs la « liste des destructions », avec les noms et fonctions de ceux qui ont été exécutés, et la date de leur écrasement révolutionnaire. »

Bou Meng et Vann Nath étaient deux bons dessinateurs. Et comme le régime Khmer Rouge avait besoin, en 1977, de mettre en place le « Culte de la Personnalité » de Pol Pot (comme tout régime Totalitaire que se respecte !), ils furent rayés de la liste des personnes à éliminer et gardés, « pour usage ». Ils durent leur survie uniquement à leur talent ! Quant à Chum Mey, il dut sa survie uniquement au fait que Douch avait besoin, à cette époque, d’un réparateur en tous genres ; mais tragiquement (page 161)… :

« Les épouses et enfants de Chum Mey et Bou Meng sont morts. La femme de Vann Nath a survécu. Leurs deux enfants, âgés de cinq ans et six mois, ne sont plus. Trente ans plus tard, ces trois hommes sont les seuls rescapés encore en vie pour témoigner. »

Bien avant l’existence de ce terrible régime Khmer Rouge, le grand analyste qu’était Raymond Aron, analysait déjà parfaitement les tragédies du 20ème siècle (pages 92, 93 et 95) :

« Les idolâtres de l’histoire multiplient les dévastations, non parce qu’ils sont animés de bons ou mauvais sentiments, mais parce qu’ils ont les idées fausses.
L’essence d’un régime politique ne se trouve pas dans les principes qu’il proclame ni dans les idées dont il se réclame, mais dans la vie que ce régime donne aux hommes, écrivait-il dès 1955.
(…) Aujourd’hui et pour longtemps, la foi communiste justifie tous les moyens, l’espérance communiste interdit d’accepter qu’il y ait plusieurs chemins vers le royaume de Dieu, la charité communiste ne laisse même pas aux ennemis le droit de mourir avec honneur, écrivait encore Aron.
La fin sublime excuse les moyens horribles. Moraliste contre le présent, le révolutionnaire est cynique dans l’action, il s’indigne contre les brutalités policières, les cadences inhumaines de production, la sévérité des tribunaux bourgeois, l’exécution de prévenus dont la culpabilité n’est pas démontrée au point d’éliminer tous les doutes. (…) Mais qu’il se décide à adhérer à un parti aussi impitoyable que lui-même contre le désordre établi, et le voici qui pardonnera, au nom de la Révolution, tout ce qu’il dénonçait infatigablement. Le mythe révolutionnaire jette un pont entre l’intransigeance morale et le terrorisme. »

Pour conclure :
La tragique ironie de l’Histoire fait qu’au Cambodge, encore aujourd’hui, la grande instabilité politique qui y règne, représente une menace permanente d’un risque de retour au Pouvoir…, de la Terreur Communiste ; car le Gouvernement Cambodgien compte dans ses rangs plusieurs anciens membres Khmers Rouges, dont…, Hun Sen.

Quatre autres hauts dirigeants Khmers Rouges doivent comparaître prochainement (il ne faudrait plus tarder car ils sont octogénaires
!) devant le Tribunal International : Nuon Chea, Khieu Samphan, Ieng sary et son épouse Ieng Thirith. Mais à la différence de Douch, eux, nient tout.

Je trouve particulièrement choquant dans ce Procès que, d’ex-tortionnaires viennent librement et repartent tout aussi librement du Tribunal, après avoir avoués leurs crimes, témoignés contre Douch et le Parti Communiste de l’Angkar. Ils vivent paisiblement dans le Cambodge d’aujourd’hui, sans être inquiétés pour leurs propres et innombrables Crimes abjectes, d’hier.
Au Cambodge, familles de victimes et ex-bourreaux se côtoient en toute liberté. Certainement un paradoxe lié à la fois à la culture Bouddhiste Khmer et au fait que la Politique soit encore largement sous l’influence du Pouvoir Communiste des Khmers Rouges.

Douch qui n’est ni fou, ni un déviant a donc « simplement » adhéré pleinement à l’Idéologie exterminatrice Communiste Marxiste-Léniniste des Khmers Rouges. Et lui seul sait, si encore aujourd’hui, au fin fond de sa conscience, il y adhère toujours…, ou non ; s’il en ressent de la nostalgie, ou de la détestation, du regret et du remords (page 338) :

« Douch a parfois des relents révolutionnaires quand l’exaltation de l’époque lui remonte du fond du ventre et le submerge à nouveau, même brièvement. Ces hoquets, qui surgissent comme des accès de fièvre, sont saisissants. Pendant quelques secondes, le Khmer rouge refait surface en lui, avec une foi apparemment intacte. Le frisson produit par ces réminiscences est la preuve souterraine, aux yeux de certains, que l’homme d’appareil n’a rien perdu de son engagement. »

Le 26 juillet 2010, Douch a été condamné à 30 ans de prison. Ayant fait appel, le vendredi 3 février 2012, il a été définitivement condamné à la réclusion à perpétuité pour Crimes contre l’Humanité.

Détails sur Le maître des aveux

Auteur : Thierry Cruvellier

Editeur : Gallimard

Nombre de pages : 384

Isbn : 978-2070134892

Le maître des aveux

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