Digressions fractales – Lapinchien

Critique de le 16 décembre 2008

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Vos textes

Digressions fractales Priorité 3 : La penseuse

Dans l’obscurité d’un tunnel aux parois humides et palpitantes, au détour d’un goulot cutané orné de pores adipeux lubrifiant par endroits d’immenses tapis muqueux prolongés de gouffres tortueux recouverts de toisons de poils hérissés, le bruit rauque de soufflements alterne inlassablement avec le son agonisant d’inspirations. En cette grotte gigantesque, marbrée de veines bouillonnantes, constellée d’aspérités discontinues et de petits agrégats tumoraux, résonnent des battements réguliers provenant d’une membrane suant d’un appendice translucide, une poche cytoplasmique blanchâtre perlant d’un orifice qui se contracte et se desserre, caché dans une cavité repliée. Le sac se balance de haut en bas et fait onduler l’ensemble de la peau de la voûte par à-coups. À chacune des saccades, une grande giclée d’hémoglobine émergeant de l’orifice, ruisselle sur la membrane et s’agglomère en petites flaques dans les alvéoles du sol. Le placenta finit par chuter lourdement dans une ornière où le sang éclabousse. De longs filaments d’ovalbumine relient l’œuf à l’orifice qui tousse spasmodiquement ce liquide visqueux, pris d’une soudaine attaque épileptique qui se propage par vagues dans tout le reste du tunnel. Une main tremblotante se dessine lorsqu’elle tend la fine pellicule placentaire. Elle finit par percer et déchirer la poche. Un être en sort à l’agonie, avec peine et détermination. C’est un adulte, une femme adulte qui s’affale sur un sol meuble qui se prend de convulsions. Elle est ballottée dans tous les sens par le boyau qui se contorsionne de douleur. Elle-même suffoque et vomit du liquide placentaire. Elle n’arrive pas à respirer, et cherche frénétiquement de l’air en gesticulant. Ses yeux sons révulsés, elle n’y voit rien et tente maladroitement de se lever mais chute à chaque tentative, glissant sur la peau moite du tube badigeonnée de sécrétions. Son corps nu traîne le placenta en tentant de fuir et soudain elle trébuche sur son propre cordon ombilical, perd l’équilibre et tombe au travers d’une valvule qu’elle n’a pas remarquée. Mais sa chute est brève… Elle se sent sèchement retenue par ce long cordon tendu qui s’est emmêlé plus haut autour d’une protubérance du boyau. La femme souffre horriblement mais peut à présent respirer dans ce goulot ventilé et tamisé d’une lumière rougeâtre. Un courant d’air nauséabond lui fait reprendre ses esprits. Elle pousse un cri de frayeur, non pas qu’elle ait peur du vide sous ses pieds mais parce qu’elle aperçoit son ventre proéminent et bombé. Elle est enceinte et se souvient :« Tout était joué d’avance… Pendant longtemps nous nous sommes voilés la face. Nous refusions de nous rendre à l’évidence… Nous avions pourtant en main toutes les cartes, toutes les pièces du puzzle, toutes les preuves indéniables que l’Humanité n’était pas viable, qu’elle finirait un jour ou l’autre par péricliter et disparaître… Nous sommes pour ainsi dire mort-nés, asphyxiés de tares et de malfaçons. Notre existence, fortuite et inévitable – caractères intrinsèques et propriétés fondamentales communes à l’existant au sens large – n’aura eu d’autre singularité pareille à sa magnificence – dont nous fûmes les seuls et uniques témoins privilégiés, il faut bien le concéder – que son éphémère et médiocre insignifiance… »

Elle vient à peine de naître mais l’assemblage, la connectique des synapses et la floraison dendritique de ses neurones, sont ceux d’une personne d’une trentaine d’années. Ils semblent avoir été méticuleusement façonnés de telle sorte que l’être puisse de manière innée affronter sa réalité. Elle en est consciente, et çà l’intrigue, çà l’excite, au point qu’elle en oublie le danger imminent qui la guète. Machinalement elle enlace pleine d’amour son ventre rond et chaud et sent la vie battre en elle. Folle de joie et d’impatience, elle replonge dans ses pensées merveilleuses, cette mémoire qui ne lui appartient pas, cet héritage qu’elle a hâte de cerner, de quantifier et d’utiliser :

« Nous sommes le fruit d’un Processus paranoïaque, un algorithme qui cherche à solutionner un problème qui le dépasse… Nous sommes devenus une supposition de travail, une piste de réflexion, une angoisse tenace et persistante… une hypothèse dans une pile d’hypothèses confrontées entre elles dans le seul but de s’infirmer, de s’éliminer les unes les autres… En ce qui nous concerne, le Processus a enfin trouvé le repos… Nous n’étions qu’un trouble bénin et il n’aura suffit que d’un seul assaut pour à jamais nous refouler… »

Le cordon visqueux se démêle et la femme glisse par paliers. Elle ne le remarque même pas et poursuit son analyse :

« Je me souviens, blême de honte, de notre naïveté, de notre candeur virginale lorsqu’à la fin du second millénaire nous avons assisté impuissants – et il faudrait plutôt dire passifs voire idiots tantôt ébahis, tantôt ignares, incultes ou pire, sans la moindre considération, dédaigneusement autistes – à l’arrivé des messagers qui annonçaient, de manière implacable et mécanique, notre éradication prochaine. Certains d’entre nous avaient observé le phénomène, des « astronomes », des « initiés ». Ces récepteurs providentiels croyaient avoir à faire à ce qu’ils avaient catalogué comme « la chute d’une comète fragmentée sur Jupiter ». Ils donnèrent modestement leur nom, « Shoemaker-Levy », à cette manifestation à laquelle nous assistions pour la première et dernière fois. »

Des millions d’images inconnues et pourtant si familières assaillent l’esprit de la femme par flashs successifs. Elle ne sent pas le cordon craqueler en plusieurs points, et reste pendue, par son ventre tendu, comme un pantin désarticulé, bras et jambes écartés en étoile maintenant. Les courants d’airs ascendants la font tanguer dans tous les sens et sa tête heurte à maintes reprises les parois du puit capitonnées de coussinets cellulaires amortissant les chocs. Elle fait fi de sa réalité, prisonnière consentante de ses pensées :

« Tout est information dans le Processus, tout y est incroyablement simple en réalité, quelque soit la coupe, quelque soit l’échelle ou la projection qui en est faite, tout peut aisément se classer en deux catégories duales : Bosons et Fermions, flux et données, vecteurs et points, médiateurs et réactants, forces et matières. Tout n’est qu’action et réaction. La prédictibilité n’y existe pas, elle n’y est qu’une illusion. Le Processus est un calcul itératif arborescent en cours, il est stupide de vouloir en anticiper l’issue de l’intérieur… Il utilise déjà les cycles optimaux de résolution… Une hypothèse qui prend pour quête de prédire l’issue du Processus est inexorablement vouée à l’échec, car l’expression de cette quête enclenche, au sein même du Processus, une infinité de nouvelles tâches qui vont s’exécuter en parallèle, chacune d’elles troublant le devenir qu’elles cherchent à élucider, se transformant en perturbations et vortex, sous-algorithmes de l’algorithme. Toute tentative de compréhension est vaine car elle enrichit la complexité et le caractère incompréhensible du Tout. La longueur des itérations de ces extrapolations condamnées par avance à faillir ne pourrait idéalement que tendre vers la longueur limite des itérations infinitésimales du Processus. Il faudrait pouvoir dépasser cette fréquence absolue de raisonnement pour pouvoir « voir au-delà », ce qui est par définition impossible. »

Groggy, la femme émerge… Elle ressent brutalement de multiples douleurs dans tout son corps et se perd dans un long râle. L’enfant qu’elle porte tambourine comme pour protester. Elle est recouverte d’hématomes et comprend, en regardant le ciel, qu’elle a survécu à une chute de plusieurs dizaines de mètres. Elle se trouve à présent sur une corniche surplombant un lac souterrain bouillonnant de sucs gastriques. L’air est saturé des émanations gazeuses du lac. La femme sent sa peau attaquée par l’acidité ambiante. Elle lutte contre cette douleur atroce qui l’empêche de se concentrer mais ne tente rien pour s’enfuir. Il ne semble y avoir aucune échappatoire autour d’elle et bien plus volontaire que résignée elle sombre dans un coma bienvenu. Elle y retrouve le fil conducteur de ses souvenirs :

« Anticiper et comprendre… Non seulement ce type de quête est vain, mais en plus, il retarde le Processus dans sa mystérieuse et frénétique réflexion. Ce dernier s’est naturellement pourvu de mécanismes de défense : des lois de régulation servent à éliminer toute monopolisation intempestive de cycles de calcul. L’humanité était une de ces circonvolutions stériles dont le Processus pouvait se passer. Notre perte est paradoxalement liée à notre potentiel de raisonnement unique, à notre aptitude exceptionnelle, pour une hypothèse, à observer, à explorer, à analyser…. Il était de toute évidence stupide de gâcher des cycles dans cette curieuse introspection, cette obsédante remise en cause qu’incarnait l’Humanité. Notre existence a mis en place des fonctions récursives dont la dangerosité est allée exponentiellement croissante au fur et à mesure de notre survivance. « Shoemaker-Levy » que nous avons pris pour une comète était en fait un Boson Terminateur, un messager portant une missive annonciatrice de notre fin programmée. Il a ensemencé Jupiter que nous croyions pourtant infertile. Une hypothèse a commencé à y germer sans que nous le pressentions, une hypothèse chargée de nous infirmer, le contrecoup de notre existence même, une de nos antithèses. Il n’a suffit que d’une centaine d’années à Jupiter pour enfanter l’ennemi. Pendant tous ces cycles, nous somnolions, bien trop occupés par nos petites confrontations sub-hypothétiques pour remarquer la colonisation de la géante gazeuse si proche et si lointaine. Nous nous sommes heurté à nos propres limites tout ce siècle durant, celles mêmes qui ont incommodé le Processus : Nos doutes récurrents, nos pensés délirantes, nos peurs irrationnelles, qui multipliés par le cardinal de notre population, jamais aussi nombreuse, ont saturé localement le Processus et engendré des scissions internes au consensus fort que l’Humanité avait longtemps représenté, nous rendant plus vulnérables de fait. Notre imagination sans bornes a provoqué l’émergence intempestive d’Univers oniriques très complexes au sein du Processus dont le devoir est de digérer toute nouvelle piste de réflexion enfantée par le système, par nous entre autres : chacune de nos idées nouvelles a donc fait l’objet de modélisations, de big-bangs et de big-crunchs au-delà de nos dimensions, des mises en pratique systématiques du Processus testant la viabilité de nos théories de plus en plus tenaces et consommatrices de cycles, de plus en plus résiduelles et de moins en moins infirmées et éliminées. Il fallait que cesse toute cette pollution essentiellement générée pour alimenter nos rêves et projeter des images de ces réalités parallèles dans nos têtes. Le Processus se savait sur la mauvaise voie, il se sentait aussi perdre du pouvoir dès le moment où nous avions commencé à lui dicter l’essentiel de ses intuitions… »

Le sol tremble de plus belles… La femme ouvre les yeux et assiste à de gigantesques éboulements d’amas de mucus. Ils explosent dans un bruit sourd en impactant le lac d’acide. La paroi du souterrain se gondole localement, comme si un énorme furoncle poussait de l’autre coté. Tout l’espace vital se comprime et l’acide remonte dangereusement. La femme se remet debout avec peine, ressentant de fortes douleurs au ventre. Son instinct de survie lutte de toutes ces forces contre son addiction… Cette jeune fille est une droguée de cette connaissance qu’elle possède sans en connaître l’explication, elle se laisserait bien mourir si cela pouvait l’aider à comprendre… Sa force mentale est encore faible malgré les apparences…Elle a du mal à faire la part des choses et à classer ses priorités, comme un enfant maladroit agissant par instinct. Aussi, se laisse-t-elle de nouveau sombrer :

« Mais quels furent les avantages décisifs de notre Infirmateur ? Et bien, c’est chose courante, à priori, ses avantages furent nos faiblesses héréditaires que lui ne possédait pas, ces tares et indispositions que nous avions accepté de traîner, ces atouts que nous avions concédé, pour survivre à notre environnement aussi hostile que versatile…Oui, c’est çà…C’est bien çà… Tout d’abord, nous sommes apparu sur une planète où la gravité rapportée au rayon de l’atmosphère est beaucoup trop grande… C’est ce rapport singulier pour une planète féconde qui explique principalement l’apparition de notre intelligence sans pareille. D’ordinaire, la vie finit par dominer son environnement par le simple fait de la sélection naturelle, nul besoin pour elle, de comprendre le milieu où elle baigne, d’utiliser des outils, de façonner des technologies pour cela. Ce fut partiellement le cas sur Terre, différents dioptres furent asservis par les seules mutations d’acides désoxyribonucléiques : Les océans, les plaines et les reliefs, quelques soient températures et pressions, furent annexées par des organismes basiques vainqueurs de la « grande loterie » sans avoir à recourir à des cerveaux hors du commun… En ce qui concerne les cieux, la conquête ne fut que partielle. De magnifiques espèces d’oiseaux domptèrent admirablement les airs, ils pouvaient voler pendant des heures, planer sur des kilomètres, traverser des océans entiers… C’était considérable, soit, mais cependant ces volatiles étaient infichus d’atteindre la surface du dioptre, la limite entre l’atmosphère et l’espace, se cantonnant à faire du rase-mottes, et ce à cause de l’énergie monumentale que cela impliquait. Nous sommes issu d’un foyer de vie frustré par ce problème, un foyer de vie qui n’a eu de cesse et de relâche que de tenter de s’extraire à la gravité, qui en est devenu obnubilé et qui s’est mis de façon hystérique à générer de la biodiversité pour réussir à s’évader de sa prison primitive. Notre intelligence, si différente de celle du reste de notre biofratrie, à vu le jour dans ce seul but : permettre à notre foyer de s’extirper du giron de cette mère autoritaire, exigeante ou trop attentionnée pour sa couvée, qu’est cette plissure de l’espace temps qu’autrefois nous nommions la Terre. Nous, Humains, parvînmes à nous affranchir de cet handicap, mais en usant d’artifices ridicules et minables, piètres expressions de cet ersatz d’intelligence du Processus, qu’est notre cerveau. Nos solutions, faites de bricks et de brocs, ne nous menèrent pas bien loin de toutes façons. »

Un amas de mucus froid vient de s’écraser sur la penseuse qui émerge de nouveau, toute engluée… Une espèce de cote géante brisée, éclatée en pointe, vient de percer l’estomac dans lequel elle se trouve… Tout l’acide s’est déversé par la brèche, ce qui a sûrement sauvé sa vie… Cette sensation collante et froide du mucus sur sa peau, l’indispose curieusement et, agacée, elle n’arrive plus à faire abstraction de son environnement pour s’isoler dans ses pensées… Elle passe un petit instant à se nettoyer, irritée. Intriguée ensuite par ce qu’il pourrait bien y avoir derrière la brèche, elle se dirige vers le trou et laisse dépasser sa tête…Un spectacle chaotique s’offre à elle… Un vaste champ d’organes divers souffrant de multiples malformations s’étend à perte de vue sur des reliefs tapissés de chair nécrosée et bordés de denses forêts de longs neurones. Leurs axiones sont emportés dans de folles chorégraphies dirigées par de grandes rafales de vent. Leurs dendrites par milliers claquent comme des fouets les uns contre les autres. La femme se sait sur Terre même si elle n’en reconnaît plus la flore… Elle respire une grande bouffée d’air pur qui l’invite à la sérénité et à l’introspection :

« L’ennemi n’a pas buté sur ce problème. Ses précurseurs sont issus d’un foyer bien lointain né de la fécondation d’une planète à l’atmosphère basse et à la gravité faible. La vie n’ y a pas rencontré de difficultés particulières pour se soustraire de sa niche. Le milieu y est moins sévère, plus homogène, aussi la biodiversité y est moins foisonnante. C’est une hypothèse très claire pour le Processus, une duplication d’idées, qu’il a déjà expérimentées ailleurs, qui ont fait leurs preuves et sur lesquelles il s’est basé de nouveau. Très rapidement les premiers organismes ont pu sans effort et sans querelles rejoindre les couches supérieures de leur atmosphère, se trouver directement en contact avec le vide sidéral, y barboter prudemment d’abord, y plonger avec de plus en plus d’aisance, de conviction et d’assurance, pour finir par y passer des vies entières en apnée, en autarcie complète, libres et autonomes. Tout cela sans que leur évolution n’ait nullement eu besoin de les affubler d’une quelconque extra lucidité. Toute cette phase n’a été qu’une cascade d’évidences que le Processus a déroulée et reformulée pour aboutir à un doute novateur en terminaison, une nouvelle piste beaucoup plus avancée que la notre dans son incommensurable réflexion. »

La penseuse est maintenant au milieu d’un champ de cœurs humains surdimensionnés reliés les uns aux autres par un réseau d’artères et de nerfs qui semblent presque tressés. Ils palpitent tous réglés sur la même cadence entonnant un envoûtant concert de percussions. Derrière elle se dresse le dôme organique qu’elle vient de quitter. Il s’est effondré sur lui-même et a cessé de vivre. L’immense construction est recouverte de nécroses. Plusieurs poutres osseuses de sa charpente se sont brisées sous le poids d’une tumeur cancéreuse presque aussi grosse que le dôme. La femme ne se retourne pas sur la dépouille de sa mère… Elle sait à présent qu’elle est née pour une raison précise, pour accomplir une mission sur laquelle elle doit se focaliser… Elle ne la cerne pas encore entièrement mais sa recherche l’obsède et l’obnubile… Elle ne souhaite qu’une chose : finir de booter sa mémoire pour enfin comprendre son ordre de mission et l’exécuter comme un bon petit soldat bien acquis à sa cause… Son corps a été conçu dans ce but… Chaque fois qu’elle tend vers lui son hypothalamus libère de grandes doses de dopamine pour la remercier de sa collaboration… Elle ressent une extase quasi orgasmique chaque fois qu’elle décèle un nouvel indice précieux. Son corps, son unique précepteur et amant, devient par contre le pire des bourreaux lorsque son attention s’égare et s’éloigne du briefing : d’horribles décharges électriques remettent la penseuse sur le droit chemin. Alors que se poursuit son dressage, la jeune femme commence à se sentir frigorifiée, aussi, se blottit-elle auprès d’un des gros cœurs chauds qui se met à la bercer, à la réconforter. Elle s’endort, souriante et rassurée. Son enfant aussi.

« Le second de nos désavantages est lié à la taille minuscule de notre Soleil… C’est une toute petite usine à matière… Même à plein régime thermonucléaire, notre étoile ne dispose pas de la puissance nécessaire pour synthétiser des atomes très complexes, composés d’assez de protons et de neutrons… Les chimies organiques qui ont découlé de son atavisme dans son système, comme celle du Carbonne dont nous sommes issus, gravitent autour de mécanismes trop simples ne pouvant aboutir qu’a des formes de vies aussi chétives et sans avenir que la notre… L’étoile de notre Infirmateur est bien plus grosse que le Soleil. L’organisme de l’ennemi fonctionne selon les règles de la chimie du Plomb. Les réactions qui nous permettent de stocker et libérer de l’énergie, impliquées dans le cycle du phosphore de l’adénosine di et triphosphate, sont des gadgets en comparaison de celles qui oeuvrent dans l’organisme de ces monstres : Leur corps maîtrise naturellement la fusion et la fission froide, il peut à tout moment opérer des millions de transmutations d’atomes divers selon ses besoins, générer et canaliser en leur être des énergies équivalentes à celles dégagées par l’explosion de milliers de mégatonnes de nos bombes atomiques. Ce type de maîtrise énergétique leur a, par ailleurs, été indispensable pour pouvoir vivre dans l’espace. Elle leur assure une longévité inouïe grande de plusieurs de nos millénaires. Grâce à cet atout, ils peuvent rester des décennies sans avoir à s’alimenter et se permettre de nager dans le vide interstellaire à des vitesses vertigineuses. Malgré ces formidables facultés que leur évolution leur a concédées, ces bêtes demeurent de véritables centrales nucléaires ambulantes, de gigantesques forteresses avec des cervelets de poules. »

Il s’est soudainement mis à neiger. La penseuse reste émerveillée par ce spectacle qu’elle n’a vécu que par délégation. Ses yeux s’écarquillent rêveurs et elle ne ressent même pas l’intense décharge qui la rappelle à l’ordre… Elle songe à tout l’imaginaire merveilleux qu’a pu inspirer la neige aux Humains… Pourtant, quelque chose commence à la gêner. Les flocons restent en suspension dans les airs… Elle ne sent pas leur froideur caractéristique… Ils ne se liquéfient pas au contact de sa peau… Cela ne correspond pas au souvenir qu’elle en a. La femme reste dubitative un instant « Ce ne sont pas des flocons… », Panique-t-elle, « Ce sont des Smart Dusts, des poussières intelligentes et autonomes formant de vastes réseaux de détection… des sortes d’exo-organes microscopiques de l’Infirmateur… des récepteurs sensoriels inertes, en sommeil, qui lui permettent d’appréhender le monde… Les Smart Dusts remplacent des yeux dont il n’est pas doté, il en saupoudre son environnement abondamment… Elles sont capables de lui rendre compte des moindres fluctuations thermiques, des moindres variations de pression pour l’avertir de l’imminence d’obstacles ou de cibles en mouvement dans son espace exploré proche… En permanence, l’image mentale du monde qu’il peut en extrapoler est affinée par un autre de ses sens redoutable, celui qui lui permet de naviguer dans l’espace, de surfer dans les courants gravitationnels ascendants en quête de planètes nourricières, un puissant détecteur de bosons de Higgs en faisant un prédateur redoutable…» La femme court à en perdre haleine, mais elle se sait déjà repérée… « Il suffit qu’une de ces poussières malignes détecte une fluctuation pour qu’elle entre en communication avec ses voisines. Elle leur fait part de ses relevés et les réceptrices sont priées de faire passer l’information… Celle-ci se disperse dans un premier temps dans tous les sens, affectant de proche en proche, toutes les Smart Dusts inscrites dans une sphère au rayon croissant… Il ne suffit que de quelques secondes pour que les données remontent jusqu’à l’Infirmateur et que ce dernier retourne un feedback vers la poussière qui l’a renseigné, elle-même informant son informatrice, qui en fait de même, jusqu’à ce que l’exo-organe initiateur soit atteint et qu’un réseau d’acheminement préférentiel de l’information ne soit momentanément formé et configuré…»

Un halo rouge se devine très haut dans les cieux… La femme fonce à toute allure dans le champ sans se retourner, percutant au passage des organes palpitants qui explosent à son contact… A l’horizon, elle a remarqué les ruines d’une ville ancienne recouvertes, presque empaquetées comme des présents, par un immense linceul cutané… Les chapiteaux qu’il forme, sous lesquels on peut deviner les battisses d’un temps à jamais révolu, donnent alors une idée à la penseuse : se glisser sous cette peau, là où les poussières n’ont pas pu s’introduire pour s’extraire du champ de perception de ce qui l’a prise en chasse. Autour d’elle, cependant, il n’y a pas la moindre pierre tranchante qu’elle pourrait utiliser comme outil pour taillader une encoche… Transpirant à grosses gouttes, elle cherche paniquée une solution dans le fouillis de connaissances qu’elle n’a pas encore abordé.

« Si l’Infirmateur avait une raison, il nous considérait sûrement comme une espèce de lichen inoffensif… Nous sommes bien peu de chose face à lui… à l’aube de l’an 2099, les premières intrusions de l’antithèse ont eu lieu… Les rencontres d’objets émettant de puissants rayonnements furent rapportées par de nombreux conducteurs ou passagers d’aéronefs… Ils témoignaient de la présence d’entités volantes inconnues qui affolaient tous leurs instruments de bord se livrant à d’improbables accélérations et d’impossibles variations de leur trajectoire à angle droit, comme si ces objets avaient la possibilité d’annuler leur inertie à tout instant ou reporter leur énergie cinétique entièrement dans une direction voulue… Les témoignages concordants étaient de plus en plus nombreux, et qui plus est, corroborés par le fait que les témoins mourraient à coup sûr dans la semaine qui suivait leur observation, dans d’horribles souffrances. L’affaire ne resta pas bien longtemps secrète car bientôt une tache rouge qui très rapidement se transforma en une nuée d’entités, pouvait être observable dans la nuit à l’œil nu, en provenance de Jupiter, par tout à chacun. Toutes nos tentatives ridicules d’infirmer l’ennemi furent vaines. Nous n’étions pas prêts à l’affronter et la nuée déferla sur Terre sans encombres. Nous étions sur la défensive sans savoir que cela ne servirait à rien. Plusieurs accidents nucléaires occasionnant des milliers de victimes furent imputés à l’effet de panique qui accompagna l’évènement. Ce n’était cependant qu’un prélude ironique du Processus, comme pour nous toucher dans notre orgueil démesuré, pour nous montrer à quel point nous étions faibles et fanfarons. Nous ne maîtrisions même pas nos propres attaques. La suite fût encore plus pathétique. Les intrus prirent possession de toute la stratosphère et se mirent à y baigner paisiblement sans même nous attaquer… Ils nous ignoraient royalement puisant suffisamment de ressources dans ces hautes altitudes. Nous nous sentîmes rassurés un instant. Ces êtres après tout ne nous avaient jamais directement agressé. Nous tentâmes vainement de pactiser avec eux. Nous faisions pourtant preuve de la plus grande ingéniosité dans le codage de nos messages de paix. Ces bêtes étaient tout simplement connes… infoutues de piger une notion aussi abstraite… Notre insistance à les approcher finit par les incommoder, mais j’imagine, un peu comme des lierres grimpants, envahissants une façade, pourraient indisposer le propriétaire des lieux… Elles se mirent à plonger vers nos villes de temps à autres pour faire un peu le ménage et se débarrasser de cette espèce de pollution esthétique inutile que nous représentions…»

La penseuse émergeant de ses considérations, se voit couverte de sang. Elle se trouve à quatre pattes devant une blessure béante du sol. Un arrière goût désagréable vient d’envahir sa bouche. Elle crache alors un grand morceau de chair qu’elle a déchiqueté avec les dents et plonge sa tête dans l’entaille dont elle extrait une plus grande bouchée. Elle poursuit sa besogne en arrachant de longs lambeaux de viande avec ses mains, évoluant à présent dans une flaque d’hémoglobine. L’infirmateur approche laissant derrière lui une traînée stéréoscopique et une constellation de Smart Dusts scintillantes. La penseuse regarde son poing écarlate. Ses doigts se desserrent lentement et de petits gravas s’échappent de sa paume et retombent dans la flaque qui peu à peu est absorbée par le sol minéral que la femme vient de mettre à jour en creusant. Les cailloux s’imbibent de sang comme des éponges. Il y a un interstice entre la couche rocheuse et la strate organique. Le derme se soulève comme de la moquette mal fixée et la femme glisse ses jambes dans la fente après s’être allongée sur le dos. Elle empoigne enfin le tapis cutané et s’en recouvre comme s’il s’agissait d’une couverture. C’est alors qu’elle ressent une présence derrière elle. Lentement ses yeux basculent en arrière et l’image inversée de l’Infirmateur se fige au centre de son champ de vision. Elle est pétrifiée par l’aura rouge de la bête qui brûle instantanément ses rétines. Sa chair bouillonne et des souvenirs de douleurs identiques, de tortures similaires déjà éprouvées, refont surface.

« Suite à l’exposition prolongée aux rayonnements émis par toute cette nouvelle faune, une multitude de personnes, les plus chanceuses probablement, ont succombé, irradiées… Des villes entières ont été pulvérisées par la chute d’astéroïdes radioactifs colossaux creusant de profonds cratères et soulevant d’énormes lames de fonds dans les mers. Il ne s’agissait pourtant que d’étrons, d’excréments, innocemment et naturellement évacués par les bêtes sans la moindre intension de les utiliser comme des armes. Les survivants quant à eux ont souffert les plus atroces des martyrs… Certaines cellules dans nos organismes sont particulières. Ce sont des cellules souches adultes. Elles possèdent des propriétés extraordinaires proches de celles des cellules souches embryonnaires. Certaines sont impliquées dans des mécanismes de réparation de la peau, du foie, ou du renouvellement des cellules sanguines comme les cellules souches hématopoïétiques de la moelle osseuse. Ces dernières sont dites pluripotentes car elles ont le potentiel de créer diverses cellules spécialisées comme les adipocytes, les lymphocytes, les plaquettes… D’autres, qui nous intéressent plus particulièrement le cas échéant sont dites totipotentes et possèdent le même potentiel de différenciation que les cellules souches embryonnaires. On n’a jamais trop bien su pourquoi elles étaient présentes dans nos organismes, puisqu’elles étaient inhibées, en sommeil… Peut-être étaient-elles tout simplement des résidus, des étais de notre construction ? Ou peut-être bien qu’elles jouaient un rôle de première importance dans l’apparition aléatoire de nouveaux organes permettant à nos espèces par anticipation de survivre aux brusques épurations commandées par les variations incessantes de leurs biotopes ? Quoi qu’il en soit, le rayonnement corporel de l’Infirmateur a eu pour effet de stimuler ces cellules souches totipotentes en sommeil chez la plupart des individus de notre biofratrie, de les soustraire à leur léthargie atavique… Des organes ont commencé à se développer à des endroits inappropriés dans les organismes des survivants… Certains sont morts sur le coup par exemple à la suite d’anévrismes cérébraux occasionnés par l’apparition de dents dans leur cerveau, ou par l’initiation de réactions en chaîne comme la production incessante de nouvelles vertèbres jusqu’à ce que leur colonne ne se brise. Les autres sont devenus complètement fous, affublés de multiples membres, de systèmes nerveux parallèles donnant des instructions contradictoires à leur organisme, liquéfiés dans leur enveloppe charnelle, sursaturés d’informations captées par la démultiplication de leurs organes sensoriels… De violentes et sanglantes batailles de chimères issues de toutes les espèces ayant jusqu’à présent survécu dans notre foyer de vie se répandirent et s’instaurèrent dans tous les biotopes et dioptres terriens. Tout cela bien sûr à cause de la violente rupture d’équilibre engendrée par l’intrusion de l’Infirmateur, aussi candides et naïves eussent été ses intensions… La biodiversité terrestre en subissait le contrecoup et tentait tant bien que mal de survivre en s’adaptant à cette nouvelle donne… Une espèce de consensus fut trouvée au sein des mécanismes organiques issus de la chimie du Carbonne… Une soudaine réaction de polymérisation souda à jamais les destins d’espèces et d’individus autrefois dissociés… Cette strate sédimentaire dans laquelle j’évolue, ce tapis organique vivant en symbiose avec les tumeurs provoquées par les rayonnements de l’Infirmateur, cette espèce de corail organique recouvrant les abysses du milieu de sédentarisation de l’ennemi, est le résultat de ce consensus… l’expression de l’asservissement de la chimie du Carbonne par la chimie du Plomb… Je suis une émanation de ce consensus, un prototype de mécanisme de rébellion et de défense contre l’oppresseur… Peut-être la dernière chance de notre foyer colonisé ?»

Les Smart Dusts s’introduisent dans les poumons de la jeune femme chaque fois qu’elle prend une inspiration… Elle sent l’ennemi l’envahir, pénétrer dans son système sanguin, parcourir tout son être. Sa peau est en ébullition bombardée massivement par le rayonnement de l’Infirmateur. La femme se sait bien trop proche de la source des radiations pour pouvoir espérer survivre…La bête cerne le plus petit de ses soubresauts, le moindre de ses souffles ou battements cardiaques… Elle tient sa proie, prête à porter l’estocade finale… La victime quant à elle se laisse lentement sombrer.

« La strate organique résiduelle entière a conspiré contre l’oppresseur pour me mettre au point, me concevoir dans le secret… une des dernières cellules souches de ce tapis de vie à l’agonie a été reprogrammée, codée pour aboutir à ce que je suis… matériau ? Qu’est-ce qu’un matériau fondamentalement ? Comment pourrait-on définir ce terme ? Pendant longtemps notre réponse se serait pudiquement, moralement, éthiquement cantonnée à « Tout élément permettant à l’Homme de construire des objets, des outils, des battisses… utilisés de manière brute ou raffinés ou impliqués dans des mélanges…» Bien sûr implicitement il se serait agi de matériaux d’origine minérale ou de matière organique morte comme le bois … Peut-être en reniant dans cette définition nos intuitions primales, barbares qui nous poussaient à concevoir des objets à partir d’os, de viscères séchées, de peaux tannées de bêtes ? …Sûrement en occultant le fait que les plastiques sont issus de la chimie organique, eux qui semblent si artificiels ? Il aurait semblé ridicule de parler de matériau en parlant du contenu d’un œuf dans la conception d’une recette, d’un gâteau par exemple et pourtant ç’aurait bien été le cas… L’amas de chair, d’os et de neurones que je suis, n’est rien de plus qu’une machine, fruit de la réflexion de la conscience résiduelle si particulière de l’Homme au sein de ce qu’il demeure aujourd’hui de notre foyer de vie originel… Je suis le résultat des techniques et ingénieries les plus abouties dans le domaine de la conception…»

La penseuse sursaute… Elle semble émerger d’un terrible cauchemar où sa vie lui aurait filé entre les doigts sans qu’elle ne puisse rien y faire…Tout est sombre autour d’elle… Elle se sent en immersion dans un liquide… Quelques bulles d’air la chatouillent entraînées par la poussée d’Archimède. Elle cligne des yeux et se découvre dans une poche placentaire. Prise de panique, elle inspire une grande gorgée de liquide et manque de peu de se noyer…. Mais instinctivement des deux mains, elle se met à pousser la membrane blanchâtre qui la retient prisonnière, la perce et se déverse avec le liquide à l’extérieur du cocon…Une impression de déjà vécu la gagne… Affolée, elle s’empresse de palper son ventre… Il est rond et chaud…L’enfant n’a rien, il donne même de petits coups de pieds. «J’ai donc rêvé tout cela ?», S’interroge-t-elle, « çà semblait si réel pourtant…C’est sûrement lié au programme de construction de ma mémoire… Sa mise en place ayant lieu bien avant ma naissance, il se peut que je sois la proie de puissants délires pendant mon développement ? C’est bien çà, c’était juste un cauchemar… Une répétition avant la grande représentation… » Puis la penseuse empoigne son cordon ombilical pour ne pas trébucher… Elle tire un grand coup sec et c’est alors qu’une déchirure de lumière point du néant. Un mur de sang coagulé s’effondre… Lux fugit… Une lourde masse chute par l’entaille et tombe brutalement sur le sol. La penseuse remarque alors que ses pieds foulent un sol minéral parsemé de petits cailloux… Elle caresse de la main le plafond du goulot dans lequel elle se trouve… C’est bien une couche épidermique qui transpire… Elle plonge promptement ses yeux vers l’éboulis et pousse alors un horrible cri d’effroi… Elle se voit… C’est elle… Atrocement mutilée et défigurée, mais c’est bien elle… Le cordon ombilical remonte jusqu’à l’entrejambe de sa dépouille… « L’Infirmateur a donc finit par m’avoir… Ses radiations ont eu raison de mon ancienne enveloppe… Mais alors ? Je ne fais pas le poids ? Je suis un échec ? A moins que… Oui c’est çà… Je ne suis pas une attaque directement lancée contre l’Infirmateur… Mais alors… ? Si telle n’est pas ma mission,… …quelle est-elle ?» La femme est prise de spasmes, petits et espacés au départ, puis de plus en plus violents et proches… Elle tombe à genoux en poussant un long gémissement simultanément prononcé et retenu … Elle roule, assommée par la dopamine que libèrent ses neurones, et se perd dans un orgasme libérateur…

Une avalanche de Smart Dusts clairsemée de flash rouges s’engouffre par l’entaille… Les lasers dissociés s’unissent et finissent pas s’imposer comme dense lumière ambiante. Plusieurs Infirmateurs se sont réuni à l’extérieur et tournoient menaçants, autour de la brèche… Un éclat d’or point au milieu d’une émulsion écarlate composée d’hémoglobine et de lasers : Un des Infirmateur vient de plonger sa gueule dans la blessure béante de la strate organique et en extrait la première dépouille de la penseuse qui s’embrase et font dans un magma de transmutations alternatives d’atomes d’or en plomb et d’atomes de plomb en or. Un autre Infirmateur attrape le cordon ombilical et expulse d’un violent battement de nageoire le second organisme de la penseuse dans les airs. Il achève sa course contre un gros rocher cartilagineux sur lequel il se concasse et se disloque. Les deux premiers Infirmateurs fondent aussitôt sur le corps et se le partagent férocement, alors qu’un troisième continue de tournoyer dubitatif autour de la brèche… Ses Smart Dusts lui restituent l’image mentale d’un troublant volume visqueux inscrit dans une dangereuse expansion sous la couche épidermique qui enfle et se gondole… Le monstre s’approche prudemment de la brèche d’où soudain une épaisse mousse d’ovalbumine est propulsée comme d’un geyser. Pris de fureur, l’Infirmateur s’infiltre dans l’interstice et se retrouve cerné de cadavres encore chauds empaquetés dans des poches fendues baignant dans une marre de liquide placentaire. Ils sont reliés les uns aux autres par des cordons ombilicaux… Ils s’embrasent tous à l’approche de l’Infirmateur.

La penseuse, qui connaît enfin sa mission, vient d’initier une implacable réaction en chaîne, un cycle impitoyable de vies et de morts. « Je ne suis pas une riposte contre l’Infirmateur… », Clame-t-elle alors que sans effort elle donne naissance à un nouvel Ego et que l’ancien meurt aussitôt sa tâche accomplie, « Je suis une suite logique, une cascade d’évidences… » Chaque nouvel être est déjà fertilisé, adulte et ensemencé, prêt à donner la vie. La cadence des mises à bas et des décès prend un rythme hystérique. Chaque entité nouvelle ressemble à un papier organique froissé qu’on aurait roulé en boule, elle se déplie dans un « pop » comme un matériau à mémoire de forme qu’on aurait stimulé par la chaleur. Les derniers placentas expulsés bouillonnent avant de se craqueler, se fendre et libérer une dizaine de sacs fœtaux percés, de cadavres à peine formés, le tout baignant dans une mousse placentaire épaisse et envahissante. « Un donne Un… », Répète la penseuse devenue le curseur unique de la réaction contrôlée, « Je ne suis qu’une machine… Mon cerveau a été désaxé, excentré, déporté de mon crâne pour me donner de nouveaux potentiels… Je le sens là, au creux du ventre de mon enfant… C’est là que je vis… C’est là que je pense et que je contrôle… Autour de lui, des milliers de travailleurs s’affairent à enduire, amonceler, et construire l’Itération N+2… Tout est clair et limpide maintenant, j’étais déjà intimement convaincue de ma mission avant d’en être certaine… Je me la suis démontrée par récurrence… Le doute ne m’est plus permis…»

L’Infirmateur sous la strate organique pris de panique se débat tant bien que mal… Il consume aussi vite que possible toute la matière autour de lui mais se retrouve rapidement prisonnier d’une cristallisation soudaine d’un déluge de neige carbonique apparu à son interaction. Les Infirmateurs à l’extérieur assistent impuissants à sa capture. La strate organique entière enfle et semble entamer une intrigante danse d’intimidation alors qu’en fait en son antre, la réaction s’est emballée et l’épiderme est repoussé par les naissances en chaîne. Terrifiés les deux Infirmateurs s’enfuient dans deux longs tubes stéréoscopiques vers les hautes sphères pour trouver refuge au sein de leur communauté.

« Tout est information dans le Processus, tout y est incroyablement simple en réalité, quelque soit la coupe, quelque soit l’échelle ou la projection qui en est faite, tout peut aisément se classer en deux catégories duales : Bosons et Fermions, flux et données, vecteurs et points, médiateurs et réactants, forces et matières. Tout n’est qu’action et réaction. La prédictibilité n’y existe pas, elle n’y est qu’une illusion… », La penseuse est hantée par ses considérations primales…Elle se les répète en boucle comme pour se motiver avant d’entamer la seconde phase inévitable de la réaction qu’elle a initiée. Il y a bien assez de matière organique à phagocyter dans la strate pour alimenter ses transformations, attiser sa flamme. « Tout se transforme, rien ne se perd… », La penseuse ne sait pas trop pour quelle raison mais cette considération sonne faux quand elle la met en perspective avec son ordre de mission, « C’est dans cette banalité erronée que ce trouve la clef ! L’échappatoire ! Des lois strictes, une réglementation drastique, régulent les Univers oniriques du Processus qui ne sont en fait que des prisons pour les hypothèses qui y voient le jour… Le Processus est méticuleux et ordonné, il dissocie clairement ses axes de réflexion en paquets consensuels, en catégories et entités qu’il classe. Il met en place des garde-fous pour s’assurer de la pureté de son analyse… Mais la faille justement émane de cette paranoïa, ce désir de contrôle exagéré… Tous les mécanismes de modération, de rétroaction, d’ordonnancement, de hiérarchisation sont de grands consommateurs de cycles de calcul… Les lois de notre Univers peuvent être contournées, violées, bafouées car justement tout n’est qu’information et flux d’information… La matière n’est proie aux forces gravitationnelles que parce des Bosons de Higgs, des Gravitons, circulent et s’échangent entre les masses informant les unes les autres de leur présence respective et invitant leurs Leptons neutres à interagir… Les Quarks positifs n’obéissent qu’aux ordres que les Gluons leurs donnent, les Quarks négatifs ne respectent d’autres directives que celles des Bosons W-,W+ et Z°, les Leptons négatifs ne s’inclinent que devant l’autorité des Photons… Je peux bafouer les lois si je suis plus rapide que les Messagers qui sont censés faire le rapport de la rupture d’équilibre que j’ai occasionnée aux Fermions dont la mission est de contrecarrer toute tentative de violation… Car s’ils ne sont informés que lorsque le méfait a été accompli, ils sont inutiles… J’ai été conçue dans ce but, avoir une longueur d’avance sur les Bosons du Processus en lui dérobant des cycles de calculs… Par quels mécanismes ? Je ne le sais pas… Je sais juste que je le peux… »

La strate organique est maintenant gonflée comme un ballon… Les naissances et les morts, le cycle des itérations de la penseuse s’emblent s’être essoufflés. Les Infirmateurs surgissent en meute et s’abattent sur l’Epiderme qui s’embrase en un éclair et revêt l’aspect d’un magma en perpétuelle mutation… Les organes à sa surface se disloquent et se recomposent, d’immondes varices se dessinent laissant soudainement jaillir des centaines de grosses aortes qui se rompent inondant les lieux d’une fine et abondante pluie d’hémoglobine. Les Infirmateurs fous de rage brûlent tout de leurs radiations.

Au milieu de ce chaos, tapie dans les ruines d’une battisse de l’ancienne ville, perdue au cœur de l’épaisse mousse d’ovalbumine, une poche placentaire palpite et ne semble pas fendue. Il suffit de traverser sa membrane pour retrouver un des cadavres de la penseuse, poumons inondés de liquide. D’entre ses jambes livides en apesanteur, émane un cordon ombilical terminé d’une nouvelle poche palpitante qui lorsqu’on traverse sa membrane nous dévoile à nouveau le même spectacle à une échelle réduite. Il en est de même lorsqu’on pénètre l’œuf dans l’œuf, l’œuf de l’œuf dans l’œuf, l’œuf de l’œuf de l’œuf dans l’œuf. A chaque pas, le cadavre semble de moins en moins abouti et formé… On n’arrive pratiquement plus à reconnaître la penseuse à la dixième itération, à partir de la vingtième on a du mal à l’identifier à un fœtus, au delà de la trentième il n’y a plus qu’un petit conglomérat de viande déchiqueté et un petit cordon ballotté par un léger courant, qui n’est plus relié à rien…

En surface des tsunamis de nécroses se propagent sur toute la strate organique en s’éloignant du point de contact avec les Infirmateurs. Le tapi de vie se meurt dans sa globalité alors qu’au point de contact même il redouble de vitalité. De grands yeux émanant du magma de chair, localisent les Infirmateurs avant d’exploser dans un tourbillon d’hémoglobine. Des moignons apparaissent de-ci de-là momentanément, et sombrent dans des vortex d’annihilations et de rayonnements gamma. Les Infirmateurs transpercent les tours de l’ancienne ville qui dégoulinent de graisse caramélisée telle d’improbables bougies, mais alors qu’ils se regroupent en formation et entreprennent un virage à angle droit, le chapiteau de chair enfante de gigantesques mains qui se replient en poings avant de s’abattre violement sur plusieurs des entités et d’imploser avec elles dans une tornade de cartilages, de broyats d’os, de chair, de cristaux de plomb et d’or, d’intenses bombardements photoniques, agrémentés de fusillades d’éclairs et de poignées de Smart Dusts. La nuée d’Infirmateurs tente un repli mais alors que les derniers monstres percent le chapiteau, le magma organique se transforme en de multiples tranchées bordées de crocs acérés, des mâchoires qui déchiquètent les entités à la traîne. Les derniers Infirmateurs se dispersent radialement et tentent de rejoindre individuellement la stratosphère dans un feu d’artifice stéréoscopique pour échapper au courroux de la biosphère. Mais c’est peine perdue… La globalité de la strate organique explose dans l’unité, générant une intense onde de choc sphérique qui rattrape les fuyards et les brise en plein vol. Les couches de matière périphérique de la Terre sont vaporisées dans le vide interplanétaire alors que sa mince écorce se morcelle. Des plaques tectoniques entières plient, cassent et se soulèvent avant de sombrer telles de gigantesques navires en flammes dans le manteau de lave, immense océan magmatique mis à nu…

Peut-être plus au même instant, mais à des cycles de calcul très approchés, à des niveaux subatomiques, une ondulation subsiste. La penseuse poursuit sa propagation récursive et sa frénétique miniaturisation, suivie d’une queue de comète, un cortège de Bosons divers pris de cours, n’ayant pas anticipé les multiples infractions aux lois universelles qu’ils sont censés empêcher mais que la penseuse a commis sans vergogne. Ils avertissent, avec un retard certain, divers Fermions alentours qui sont happés par des champs de force incommensurables et qui interagissent violement avec les itérations N-M de la penseuse, où le retard N-M croit exponentiellement à chaque cycle de calcul volé par elle au Processus. Les enveloppes N-M sont réprimées avec la plus grande des sévérités, à la hauteur du crime commis, par la pure et simple annihilation mais l’itération N survit avec de plus en plus d’aisance. L’amplitude de l’onde penseuse décline jusqu’à atteindre 10-54 mètres, barrière de Planck au-delà de laquelle plus rien ne peut exister. Une sphère de néant croît par effet de zoom et la happe…Priorité 2 : Rencontre avec le rêveur

L’itération N se retrouve propulsée hors d’une brane sombre, une bulle de savon légère, entourée de millions d’autres bulles, qui se met à vaciller à son éjection. J’assiste comme prévu à sa naissance. La donnée promue, qu’elle est devenue, se matérialise dans ma conscience sous les traits d’une cellule dotée d’un flagelle, tout comme moi. Un petit trou s’est creusé dans la brane à l’endroit de l’évacuation et une onde s’est mise à se propager tout autour de la bulle. La penseuse semble ne pas revenir du spectacle auquel elle assiste. Elle baigne en apesanteur, libre, exempte des lois qui la persécutaient, au cœur même du Processus dans un milieu hyper-hypothétique indéfinissable. Cela doit lui paraître étrange… J’ai connu les mêmes sensations, il y a des cycles de cela… Dès l’instant de son extraction, il y a eu rupture, elle a commencé à maîtriser ses mouvements et à pouvoir se mouvoir où et comme elle l’a souhaité. Je n’ai plus prise sur elle, çà n’est plus ma chose.Déjà, l’onde a fait le tour de la brane et s’est convertie en un océan chaotique. Le petit trou foré par le passage de la penseuse semble irrémédiablement s’élargir. Il dessine un cercle parfait de vide qui mange goulûment la brane. L’effet de résonance de l’onde a provoqué l’émergence de trous secondaires sur la bulle par rupture de la cohésion assurée par des forces de tension superficielle qui ne peuvent plus empêcher l’effondrement de l’entité. Le tout éclate comme s’il n’avait jamais été….

«J’ai moi-même assisté à l’implosion de mon univers originel…C’est douloureux… », Je me suis approché de la penseuse et j’ai pris l’initiative d’engager la conversation. Elle n’a plus les clefs pour appréhender sa nouvelle réalité. Rien dans son capital mémoire ne peut l’y préparer. Je tente donc de la rassurer :
« Çà doit être dur pour toi, n’est-ce pas ? L’univers qui t’a vu naître n’existe plus. Pourtant je t’ai ménagée, tu sais ? Je n’ai pas vraiment voulu que tu t’attaches à ces lieux… Je t’ai voulue insensible à toute forme d’affection et de nostalgie… J’ai rêvé ta naissance atypique, j’ai rêvé la mort de ce dôme qui t’a enfanté, j’ai rêvé l’anéantissement de ta biofratrie, la fin de ta planète… Je savais que de ton extraction résulterait l’effondrement de ton Univers, c’était inévitable… Aussi je t’ai rêvée lestée de tout, sans attache…J’ai voulu te préparer à l’incontournable tragédie que tu aurais à affronter, graduellement, sans te traumatiser, tu me comprends ? »

La penseuse paraît perdue. « Qui êtes vous ? Que me voulez-vous ? », Me demande-t-elle emplie de tristesse. Et je poursuis :

« Je suis celui qui t’a fourni les cycles de calcul nécessaires pour que tu te soustraies à ta réalité… Je suis celui qui a parasité ton univers, fruit comme tous les autres de la paranoïa du Processus, pour en faire mon propre rêve, infléchir son devenir… Tu vois toutes ces branes qui nous entourent ? Ce sont des univers, des paquets consensuels, l’expression d’une forme d’ordonnancement, de rigueur dans la réflexion du Processus… »

Elle me coupe, menaçante: « Vous êtes alors l’initiateur de la calamité qui s’est abattu sur Terre ? »

Je la coupe à mon tour : « Laisse-moi finir ! J’ai longtemps sondé tous ces Univers oniriques, qui nous entourent, à la recherche d’hypothèses pensantes comme l’ont été les humains… De gros problèmes pour le Processus. Çà tu le sais…. Je savais qu’il y en avait, il y en a sûrement d’autres dans tout ce fatras mais cela ne me concerne plus maintenant… On a tous des missions, pas vrai ? C’est le rôle des Bosons d’avoir des missions, d’obéir à des lois, et après tout, nous ne sommes que cela, des Bosons pervertis, mais des Bosons tout de même…Ta mission a un temps été de t’extraire de mon rêve… La mienne a été de t’aider à le faire et te voilà… Pour répondre à ta question… Non, je ne suis pas à l’origine de l’Infirmateur, il est l’œuvre du Processus… Je n’ai qu’une prise partielle sur les Univers oniriques que je parasite… Mais cela n’a plus d’importance… Ce qui n’est plus, n’est plus… Nous, nous sommes encore et c’est ce qui compte… Nous sommes dans cette dimension des entités de priorité 2… Nous barbotons dans les cycles de calcul, tout comme les univers… Et même si nous nous sommes affranchi de l’autorité du Processus, il est de priorité 1 et garde la main sur tout ce qui le compose…Nous pouvons tout au plus tromper son attention, tu t’en es rendu compte, mais il faut rester sur nos gardes. Il ne nous tolère que parce que nous lui faisons croire que nous jouons un rôle crucial dans la Grande Résolution…»

Je propose à la penseuse de m’accompagner et elle le fait rassurée. Nous faisons tournoyer tous deux nos flagelles dans le milieu hyper-hypothétique luttant contre le courrant nourricier des cycles de calcul. Elle semble émerveillée par tout le bestiaire des Bosons et Fermions de priorité 2, un peu trop peut-être, je suis obligé de la happer en enroulant mon flagelle autour d’elle. Je la mets en garde après lui avoir évité in extremis une collision : « Ne pénètre jamais entièrement dans un de ces Univers oniriques, tu n’y survivrais pas… Chacun d’eux possède des défenses immunitaires, ils ne tolèrent que leurs propres sous-hypothèses, et tu serais infirmée instantanément… Si tu souhaites parasiter l’un d’eux, plonges-y ton flagelle uniquement et prends le rêve en cours… Ne tente pas de tout bouleverser… tu ne le pourras pas… tu risquerais juste de t’attirer les foudres du Processus… » « Quel est le but de tout cela ? », Me stoppe-t-elle net alors, « Quel est mon rôle ? » Je l’invite à faire attention aux branes portées par les flux de cycles de calcul, elles sont de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que nous approchons de la source du courrant. Celle-ci s’impose soudain à nous comme une évidence alors que nous franchissons avec dextérité un mur presque compact de branes. Je reprends mon enseignement : « Ce que tu observes à présent, ce long brin enroulé en quadruples hélices s’étendant à perte de sentir, est très comparable à l’ADN que tu connais, même s’il est très différent dans sa composition, il renferme le code génétique du Processus en quelque sorte. Ce brin est également l’axe central de cet espace primal cylindrique roulé en tore dans lequel nous sommes. Il avance perpétuellement en vrillant sur lui-même, ce qui génère le puissant courrant radial de cycles de calculs contre lequel nous avons lutté. Ces millions de Bosons de priorité 2 qui travaillent autour du brin, sont très proches également de ce que tu connais sous le nom de Ribosomes ou Castors affairés… Contemple-les, entité raisonnable, toi qui le peux, car en ce qui les concerne, même s’ils ingurgitent autant de cycles qu’un univers, il obéissent à des mécanismes infiniment plus simples. Ah ! Tout ce qui n’est pas raisonnable ne devrait même pas exister ! Ils glissent sur les hélicoïdes comme sur des rails et lisent l’information qu’elles contiennent, ils changent de phases, agglomèrent des cycles de calcul ambiants, changent de sens de parcourt, s’autodétruisent, se dupliquent aussi, en fonction de l’information lue et de leur phase précédente. En leur sommet, s’échappent parfois les résultats de leurs synthèses, des branes fondamentales qui une fois expulsées sont aspirées par le courrant centrifuge avant d’aller interagir avec des univers plus anciens. Ce sont des opérateurs mathématiques, des fonctions de base, qui permettent au Processus d’agir radicalement sur les hypothèses en cours d’étude, en les combinant entre elles suivant des opérations simples… Tu vois par exemple l’amas mousseux là-bas… C’est un programme. Les bulles de cet amas sont tantôt des variables, des opérateurs, des instructions de boucle, des conditions… Une, plusieurs, voire une infinité d’Univers résulteront de cette usine à hypothèses.»

La penseuse perd patience, elle me rappelle qu’elle ne sait toujours pas ce qu’elle fait ici. Je l’invite de nouveau à me suivre : « J’étais aussi intrigué que toi lorsque mon précurseur m’a enseigné ce que je te lègue… écoute, ta nouvelle mission est de me remplacer ici…. Recherche les branes parasitées par les hypothèses pensantes… Elles sont facilement reconnaissables malgré leur rareté… Elles ont un double moyen de se reproduire. Le premier sexué par le biais de programmes comme toutes les branes normales, t’induira certainement en erreur. Le second émanant directement des rêves des hypothèses pensantes qui les peuplent, te permettra de les localiser sans le moindre doute. Ce sont des branes effervescentes, une myriade de bulles exocytent spontanément de leur surface… »

Nous reprenons la route et en chemin je souhaite conclure : « Nous nous rendons à présent vers la Singularité, le centre du cercle formé par la quadruple hélice, le milieu de l’espace torique dans lequel nous baignons. C’est le point où se rejoignent tous les rayons de courbure de ces dimensions… Quel que soit la direction que nous emprunterons nous finirons par y arriver, plus ou moins rapidement mais de manière inévitable… C’est le point d’où est né le Processus, c’est celui vers lequel il tend à mourir, c’est là que tous les Univers oniriques anciens se perdent, c’est aussi l’arrivée du conduit d’alimentation en cycles de calcul, l’accès vers la priorité 0. C’est là que nos chemins se séparent. Cherche l’itération suivante, fait là naître comme je t’ai fait naître… Trouve toi un remplaçant, ta mission sera ensuite la mienne… De rares Univers oniriques engendrent naturellement des candidats, ce sont des cellules munies d’un flagelle comme toi et moi… La différence c’est qu’ils n’ont pas de raison, ce sont des simples d’esprit. Les candidats naturels se dirigent vers la Singularité où ils sont confrontés au problème que le Processus est censé résoudre. Ils incarnent des solutions potentielles. S’ils ont la bonne réponse, ils sont propulsés vers la priorité 0, autrement dit le Processeur, sinon ils sont annihilés purement et simplement. Nous les singeons, c’est pourquoi, berné, le Processus nous tolère… Notre but, tu l’imagines bien est d’atteindre la priorité 0, injecter le raisonnable dans le Processeur pour en prendre le contrôle… Ne t’amuse pas à extraire plus d’un candidat imposteur pour te constituer une petite armée… Cela ne servirait à rien… tu risquerais de dévoiler au grand jour la conspiration du raisonnable et son éradication deviendrait une directive prioritaire du Processus… Trouve-toi un remplaçant… Briefe-le et soumets-toi, tout comme je m’apprête à le faire à la question du Processus… Maintenant que tu sais tout, je te quitte… »

Je m’éloigne de la penseuse sans me retourner mais celle-ci me rattrape et me barre la route. Elle m’invective : « Idiot ! Quelque chose ne tourne pas rond ! Pour une entité soit disant raisonnable, tu te montres bien stupide ! Toute ton intelligence ne te servira à rien face à la Question… Les candidats que nous singeons, sont des réponses potentielles… Tu l’as dit, ils les incarnent… C’est la façon primaire de raisonner du Processus : La sélection naturelle… Il multiplie les candidatures suivant certains critères jusqu’à obtenir par dichotomie du problème la bonne solution… Crois-tu que le Processus va te poser sa Question ? Bien sûr que non ! Tu dois être la réponse, pas la lui apporter ! Un peu comme la bonne clef pour la bonne serrure… »

Je lui réponds que je le sais bien, que nous même n’avons pas d’autre moyen pour aborder le problème que d’agir comme les candidats naturels, suivre une suite qui peut-être à une itération donnée apportera par hasard la bonne solution. La penseuse m’attrape alors avec son flagelle et colle ma tête tout près de la surface d’une brane. Elle me menace : « Tu l’as dit toi-même, tout ce qui n’est pas raisonnable ne devrait même pas exister… » Elle desserre sa prise et poursuit son raisonnement : « Ce que tu fais est suicidaire… Il faut trouver un moyen de connaître la Question posée par le Processus… Il faut ensuite construire une solution… C’est le seul moyen raisonnable pour accéder au Processeur ! Que connais-tu de la priorité 0 ?»

Je lui lance à moitié convaincu : « Pas grand-chose… A vrai dire mon précurseur ne m’en a même pas parlé… J’imagine que c’est un peu comme pour ce niveau et les niveaux sub-hypothétiques… Le Processeur doit avoir une question primordiale en tête et n’a trouvé d’autre solution pour y répondre que de la déléguer à toute une hiérarchie de Processus qu’il lance et qu’il termine. Les Processus reçoivent les cycles de calcul du Processeur ainsi qu’une question à solutionner à leur création, leur unique raison d’être. Les candidats qui passent l’épreuve de la Question du Processus sont ensuite envoyés au Processeur pour voir s’ils peuvent répondre à la question primordiale… Enfin rien n’est moins sûr mais c’est une extrapolation plausible…»

La penseuse me reprends : « Je pense un peu comme toi… Et tu ne sais pas quelle est la chose la plus ironique dans tout cela ? Hé bien… je connais l’énoncé de la question primordiale du Processeur, c’est le plus basique qui soit, il est évident même… Par contre, je pense qu’il n’y a pas de lien direct entre la réponse à cette question et la question posée à notre Processus, celle que nous devons solutionner… Je pense même qu’il n’est pas risqué de parier que notre Processus est un looser engagé dans une piste qui n’est pas la bonne… une dérivée de la question primordiale sur le thème de l’aléa… »

Intrigué je supplie la penseuse de me donner l’intitulé de la question du Processeur. Et sans l’ombre d’un doute, elle répond : « 1||0? Tout ou Rien ? C’est indubitablement la question la plus simple qui puisse se poser au niveau 0…» Enthousiasmé par cette vision des choses, j’objecte cependant à mon successeur : « Apparemment le fait même qu’une réflexion s’opère autour de cette question a conduit à l’émergence d’un Tout solution évidente de ce problème… » Mais la penseuse n’est pas de mon avis, et s’explique : « Si {1} était évident, le Processeur n’aurait pas de raison d’être. Il y aurait {1} et pas de Processeur dès le départ et éternellement. De même si {0} était la solution, il n’y aurait jamais rien eu. {{{0} si {1}}, {{1} si {0}}}, Rien si Tout et Tout si Rien, me semble une solution plus adéquate car elle légitime le Processeur, lui donne une raison d’être.» Je la coupe avec véhémence : « J’en déduis alors que la cascade d’Univers dans lesquels nous sommes prisonniers n’est qu’une alternance de passages de Rien à Tout et de Tout à Rien et que par voie de conséquence {0}= {Le Processeur} puisqu’il subsiste au Rien nécessaire en fin de période pour initier un nouveau cycle ? » La penseuse me corrige : « C’est inexact, {Le Processeur}= {{{0} si {1}}, {{1} si {0}}}, il est la réponse à la question qu’il pose et assure ainsi sa survivance et son omnipotence éternelle. Il sait que jamais aucun des Processus n’apportera cette solution puisque Rien, au niveau 1, représente ce que ses processus n’ont pas encore exploré, et Tout, ce qui est. Le Processeur est ce qui n’est pas lorsqu’il existe quelque chose, et est ce qui est lorsque rien n’existe… »

Je réfléchis pendant un long moment avant de me rendre à l’évidence, la penseuse ne peut avoir que raison. Mais alors même si par le plus grand des hasards, j’étais la solution au problème du Processus, ou si je ne l’étais pas et que la penseuse l’était, ou qu’elle ne l’était pas non plus et qu’une des itérations de notre progression venait à l’être, nous ne réussirions qu’à passer la priorité 1 avant de pitoyablement échouer, être infirmé, à la question de niveau 0 ? Effondré je concède : « Tu as raison…Nous nous sommes inscrit dans un algorithme stérile, j’allais au suicide, comme tous nos précurseurs y sont allé… Mais alors… Pourquoi existons nous ? Quel est notre raison d’être si elle n’est pas de porter le raisonnable jusqu’au niveau 0, à jamais inaccessible par quelque voie que se soit ? »

La penseuse soudain s’emballe… Elle s’éloigne rapidement de la Singularité, fonçant à toute allure vers l’anneau renfermant le code génétique du Processus. Je tente de la suivre mais elle me distance. Quand enfin je la rattrape proche des hélices, je la vois affairée plongeant son flagelle dans plusieurs des branes élémentaires fraîchement synthétisées par les Ribosomes. Elle en sélectionne certains, en rejette d’autres, constitue un tapis mousseux, un programme… Elle se met, une fois son labeur fini, à faire tourner son flagelle et m’appelle à la rescousse : « Aide moi à alimenter mon code en cycles de calcul… » Je lui demande alors quel est le but de son programme. « Regarde plutôt », Me répond-t-elle… La penseuse se place au centre de son algorithme en tant que variable. L’effet est immédiat. Elle se met à enfler, enfler et enfler encore… Elle devient si grosse que les branes alentours sont aspirées par elle et infirmées en son sein par son système immunitaire… Je m’empresse de m’éloigner pensant qu’elle est devenue folle, avant d’être moi-même happé. Bientôt elle est si grosse que tous les courants de cycles de calcul convergent vers elle. J’essaie de la raisonner mais elle ne m’entend déjà plus. Elle se déforme sous l’effet de la plissure cylindrique de l’espace, toujours en continuant d’enfler de plus belles. Son flagelle gigantesque fend les Univers oniriques les plus reclus et les absorbe…Pour moi, c’est le chaos le plus complet… J’essaie de survivre aux remous occasionnés, à toutes ses branes projetées à des vitesses folles dans tous les sens, qui s’impactent et s’infirment les unes les autres… Au paroxysme de ce cataclysme, la penseuse éclate comme si elle n’avait jamais existé… Le courant des cycles de calcul reprend sont ordonnancement normal et les remous d’ Univers oniriques cessent.

Je suis effondré : « Qu’a-t-il bien pu lui prendre ? Elle a bien failli attirer l’attention du Processus sur le dessein du raisonnable ! Ruiner les espérances de millions d’itérations… Pour qui s’est-elle pris pour vouloir ainsi changer notre condition ? Quel être fou d’égocentrisme ai-je bien pu engendrer et suivre dans la déraison ? Je dois me méfier de certains foyers potentiels…» Je suis confus… Je renie toutes les extrapolations d’une penseuse qui avait presque réussi à me convaincre, me convertir et, résigné, j’entreprends alors de chercher un nouvel héritier, de reprendre le droit chemin… Priorité 1 : dark matters

Je me suis longtemps contentée de ma nouvelle donne. Après tout, pour une fois, presque entièrement, elle résultait de mon bon vouloir. Mon époux aussi paraissait épanoui et heureux, profitant pleinement enfin d’une liberté à laquelle tout à chacun aspire mais dont l’effleurement même reste exceptionnel. J’ai pu atteindre cette exception, c’est ma plus grande fierté, elle est le fruit de mes actions, de ma réflexion. Il n’y a que peu que j’ai ressenti le poids de la culpabilité : J’ai commis un abus de pouvoir flagrant… Je dois avouer toute la vérité à mon cher et tendre… C’est un impératif… Mais je ne peux me résoudre à le perdre. Comment pourrait-il en être autrement s’il venait à apprendre ma manipulation, ma supercherie, ma trahison ? Il est trop tard de toutes façons, j’ai de moins en moins prise sur ce fantôme… Il a pressenti que quelque chose n’était pas normal et a sombré dans une inquiétante dépression que je ne peux plus infléchir, qui me dépasse et qui, je le sens même, déteint sur la foi en mon entreprise, me fait douter. Tous les matins, aux aurores, mon homme quitte sa couche. Nous faisons chambre à part, nous qui nous sommes tant aimé. Il y a des décennies que nous ne nous sommes plus enlacés tendrement malgré tout mon bon vouloir et mon insistance. Il m’échappe… Au début, il embrassait tendrement les enfants avant de s’enfuir furtivement, ampli de remords et de honte… Le trouble commençait à opérer au plus profond de son être, où peut être une graine y avait-elle germé depuis toujours ? C’est la force du raisonnable… Il est difficilement contenu et asservi… Surtout un être aussi exceptionnel que mon mari… J’aurais dû le prévoir avant d’établir des règles rigides… Aujourd’hui, il ne fait même plus ce qui très tôt devînt un effort, une corvée, il ignore nos enfants tout autant que sa femme. J’ai de la peine pour eux, j’endure leur tristesse. Il ne daigne plus adresser la parole à ses amis qui en sont lourdement attristés, ni à personne d’autre d’ailleurs. Il bouscule les anonymes qu’il croise comme s’ils n’existaient pas… J’aimerais tant parfois que l’un d’entre eux s’en incommode et le jette à terre avant de le rouer de coups. Peut-être cela agirait-il comme un électrochoc et qu’il recouvrerait la raison ? Je devrais y penser, manigancer un guet-apens…

Mon homme se faufile hors de la maison tel un spectre, il erre dans les ruelles désertes de la ville encore sombre et comme chaque matin se perd dans le brouillard ambiant. Il se dirige vers l’observatoire, son lieu de travail, sa cellule et son temple. Il y reste jusqu’à très tard dans la nuit, si bien que nous ne nous croisons que parce que je fais l’effort de le veiller pour dîner avec lui. Toute la journée, il s’enfonce dans son mal… Est-il happé ? Je n’en suis pas sûre, c’est un fantasme de ma part, indubitablement, il ne joue plus le jeu, il se laisse sombrer, volontairement dépérir… Il demeure seul avec ses angoisses, seul face à ses doutes et cette horrible introspection qui me meurtri, me paralyse de douleur, contre laquelle je n’ai pas prise… Il ignore tous ses assistants, ceux pour qui il ne tarissait pas d’éloges autrefois. Ils ont tous perdu leur passion. Il leur laisse quartier libre pourvu qu’ils ne le dérangent pas, mais comment le pourraient-ils ? Mon époux n’entend même plus leurs doléances, il est en permanence plongé dans ses travaux, son obsession dévorante. Il passe ses journées à remplir ses tableaux noirs de formules et de schémas. Il s’est esquinté les doigts, la craie les a attaqué, il en a développé une virulente allergie cutanée, mais ses équations le hantent et même la douleur physique ne lui fera pas renoncer à mener à terme ses recherches.

Le soir venu, il pointe ses télescopes dans les moindres recoins du ciel. Il scrute longuement les astres lointains pour valider ou invalider les théories qu’il a échafaudées durant toute la journée. Je sais pertinemment quelle est sa quête, et je sais tout aussi bien qu’elle ne le mènera à rien, qu’il perd son temps. Ses pensées incompréhensibles résonnent dans mon esprit. Elles sont de plus en plus complexes et vivaces, elles deviennent de vraies tortures pour moi. Tout cela doit prendre fin aujourd’hui.

J’apparais lentement dans sa salle d’étude, une immense bibliothèque déserte envahie par la végétation et la brume, peuplée de milliers de vieux livres vermoulus ensevelis sous une abondante poussière. Les recueils scientifiques sont entreposés dans de luxurieuses étagères de bois rares colonisées par les lierres rampants et les lichens. Il y a une éternité que plus personne à part mon époux ne s’est aventuré en ces lieux, presque autant que ce dernier même n’a plus ouvert le moindre livre, les ayant tous mémorisés. Au détour d’une allée, au bout d’une longue table, je le retrouve, perdu dans ses pensées et ses obsessions. Il ne me remarque même pas. Je l’approche pourtant sans faire preuve de discrétion mais ses travaux me rendent transparente. Je l’observe longuement. Comment pourrait-on expliquer qu’un être aussi charmant puisse me faire autant souffrir ? Je l’attrape par l’épaule lorsque j’arrive à m’extraire de l’envoûtement que son aura seule suffit à générer au plus profond de mon être lorsque je l’approche et qu’elle m’irradie. Il sursaute et vocifère quelques insultes sans même se retourner me prenant pour un de ses assistants. « Retournez vaquer à ce que vous voudrez ! Je vous paye à faire ce que bon vous semble, pourvu que çà n’interfère pas avec mes travaux, n’est-ce pas le meilleur des contrats ? Qu’espérez-vous de plus ? Sortez maintenant ! Vous me déconcentrez ! » J’insiste ce que je ne fais que très rarement aussi entre-t-il dans une colère monstre. « J’avais donné consigne qu’on ne me dérange pas aujourd’hui ! », grommelle-t-il puis il se retourne en faisant grincer sa chaise. Il réajuste ses lunettes lorsqu’il aperçoit ma silhouette. « Ah ! Chérie ? C’est toi ? », Lance-t-il étonné de me voir, « J’avais pourtant cru avoir fermé la porte à clef… Je suis étourdi en ce moment… Ecoute, je n’ai pas de temps à te consacrer, je suis débordé… On se revoit tout à l’heure ? »

« Je dois te parler maintenant… », Je persiste, « Je suis épuisée… Nous ne pouvons plus continuer à nous faire la guerre comme cela… » Il se rassoit, se gratte la tête un peu gêné mais me lance : « Ecoute, chérie, je suis sur le point de faire une découverte très importante… …sans conteste, la découverte la plus importante de tous les temps… Peut-être pourrions nous remettre notre petite conversation à un peu plus tard ? » Je sors alors de mes gonds : « Il fût un temps où la chose la plus importante à tes yeux était notre couple, notre famille ! »

Il a le don de savoir m’agacer : « Chérie, je t’en prie, n’insiste pas… Tu sais très bien que nous sommes sur le point d’entamer une discussion stérile, deux monologues simultanés en vérité, non miscibles, desquels rien ne résultera… Remettons cet exercice imposé à plus tard, veux-tu ? » Il se lève sans même attendre une réponse de ma part, regroupe ses notes en les tapotant sur la longue table d’ébène verni, éteint la petite veilleuse verte, reclasse ses feuillets et se dirige comme en transe, envahi d’une inspiration inattendue, vers l’allée centrale. Il s’enfonce dans le brouillard et s’y perd. Chacun de ses pas résonne lourdement dans mon esprit. Comme au premier jour, je suis obnubilée, fascinée par cet être, qui somme toute, mis à par cet amour inexpliqué que je lui porte, ne reste qu’un étranger pour moi, un vulgaire parasite en fait même, qui me doit tout, à qui j’ai apporté fortune et gloire, et que je pourrais spolier et faire choir aussi rapidement que je l’ai propulsé au sommet. A-t-il au moins conscience, l’ingrat, qu’il ne doit sa survivance qu’à mon bon vouloir ? Il était si docile auparavant, si malléable et ductile…

Le voilà qui déboule sur l’estrade, qui empoigne une craie sur la longue tirette sous les 6 colonnes de 6 grands tableaux amovibles maculés de démonstrations, formules et schémas. Ses doigts se mettent immédiatement à enfler et rougir au contact de la craie mais il s’est accoutumé à cela et n’en ressent même plus la douleur. Ses idées sont bien plus fortes, elles souhaitent être accouchées sur l’ardoise coûte que coûte et l’immunisent contre toute emprise extérieure. Il tire à présent sur les cordes qui actionnent les poulies assurant la rotation des différents tableaux. L’ensemble se met à grincer bruyamment, à gripper comme pour imposer l’immobilisme en s’opposant à ses efforts. C’est peine perdue, il obtient toujours ce qu’il veut. L’ensemble pivote et un des tableaux se retrouve en bas de la première colonne alors qu’une pluie de craie s’abat sur toute l’estrade au brusque arrêt du tout. Mon époux retrousse ses manches et se met frénétiquement à effacer le tableau des deux bras. De grandes zones d’eczéma s’embrassent sur toute la peau en contact avec la craie. J’émerge alors du brouillard : « Que faut-il encore que j’invente pour t’empêcher de te faire ainsi du mal ? »

Mais mon époux ne daigne cette fois plus considérer ma présence, il ne me répond pas, préférant perdre son temps, consacrer toute son énergie à recouvrir ses tableaux de formules aussi inutiles que destructrices. Il y a encore quelques années, j’arrivais à le suivre dans ses démonstrations et raisonnements, tout était clair et brillant, limpide… çà n’est plus le cas… Il a soudain compris, sûrement inconsciemment, que toutes ces preuves écrites, constituaient de précieux indices pour moi dans le petit conflit qui nous oppose, un avantage stratégique certain qu’il s’est empressé de m’ôter… Il a commencé par crypter ses formules en utilisant des conventions, des nomenclatures et des bijections mentales dont lui seul connaissait les clefs et les référentiels. Maudite soit cette paranoïa inhérente au raisonnable ! Elle mène les mutations de son comportement, elle l’aide à survivre et le pousse à s’extraire de toutes ses prisons, pour mon plus grand malheur… J’ai toujours pu lire comme dans un livre ouvert dans les pensées les plus secrètes de mon époux, jusqu’au moment où il n’a plus rien voulu laisser filtrer, que ses expressions, ses effusions, ses faciès et sentiments en général se sont neutralisés, ont pris une teinte monochrome insondable, ont acquis des propriétés intrinsèques d’opacité totale. C’est arrivé au même instant. Plus rien n’a été comme auparavant. . J’arrivais encore à anticiper ses recherches, m’adapter, me sacrifier, pour que notre amour n’en soit pas affecté, et ce, en interprétant ses schémas… mais çà n’est plus possible aujourd’hui, il a mis en place de puissant endomorphismes dont lui seul connaît les codes. Les figures autrefois illustrant ses travaux se sont converties en d’improbables fractales, très belles et harmonieuses soit, mais qui n’ont d’autre interprétation logique que dans l’esprit de mon mari. Il m’est impossible de les comprendre, d’en tirer la moindre information hors contexte, pour savoir où il en est. Du coup, malgré tous les handicaps et les tares de mon homme, nous faisons jeu égal et savoir que de fait, à n’importe quel moment il pourrait me quitter, s’échapper, voire tenter de me nuire, me rend folle d’inquiétude. Il est dangereux… Si je ne lui avoue pas tout, il faudra que je m’en débarrasse mais c’est au dessus de mes forces…

Le voilà qui contemple une fractale qu’il vient juste d’exécuter jusqu’à sa dixième itération. Elle est effrayante de beauté. La blancheur de la craie dévorerait toute la noirceur du tableau jusque dans la moindre de ses aspérités si on en poursuivait le tracé… Mon époux griffonne rapidement plusieurs lignes de hiéroglyphes en marge et encadre un des résultats de ce qui semble être une démonstration. Il à l’air plein d’enthousiasme, c’est plutôt agaçant… Le voilà qui se dirige vers les cordes qui actionnent les mécanismes des tableaux et qu’il positionne sa fractale au centre du dispositif. Il s’empresse, une fois le tout bloqué, de courir jusqu’au milieu de l’allée centrale pour avoir une vision panoramique de l’ensemble des 36 tableaux. Il se gratte un long moment la barbe, réajuste en permanence ses lunettes, puis soudain, au moment presque où j’allais me retirer, l’agacement devenant trop pesant, le voilà qui pousse un grand « Euréka ! » qui résonne dans toute la salle d’étude. Il s’enfonce dans le brouillard et court à en perdre haleine vers l’observatoire où je l’attends déjà.

Il s’installe sur le siège prolongeant le long télescope et enclenche l’ouverture du dôme, puis manipule avec dextérité les manivelles qui servent à régler les focales des lentilles. Il scrute avidement pendant un long moment le ciel puis de manière assez inattendue se met à m’adresser la parole :

«Y a-t-il quelque chose de plus envoûtant que ces myriades d’étoiles dans le ciel, que ces mondes à jamais inaccessibles qui nous gratifient de leur bienveillance ? »

Intriguée, irritée  et en même temps ravie que mon époux ait remarqué ma présence, je lui concède:

« Il n’y a pas si longtemps de cela, il y avait moi, enfin, peut-être mentais-tu à l’époque, puisque çà ne te semble plus aussi évident aujourd’hui ? »

C’était trop beau, il ne m’écoute même pas en réalité, il continue sa tirade :

« Combien y en a-t-il là haut ? Des millions de milliards, une infinité, qui pourra jamais le savoir, n’est-ce pas ? Il faut dire que notre univers est bien capricieux, façonné de telle manière à ne demeurer à jamais qu’un mystère insondable… D’ordinaire je n’accorde pas d’importance aux étoiles, ces halos qui, in fine, ne sont pas si bavards que cela, il y a des milliers d’années, je trouvais cela amusant de les recenser, mesurer leur luminosité, constater leurs dérive, calculer leurs trajectoires relatives, en déduire leur température, leur taille, analyser leur composition chimique à partir de leur spectre lumineux, constater des trucs marrants me basant sur les fluctuations des rayonnements qu’ils émettent, comme le fait qu’on peut les regrouper en galaxies, en amas galactiques et super amas, des entités dont j’ai pu extrapoler les vitesses pour étonnement me rendre compte qu’elles étaient proportionnelles à leur éloignement. Oh, j’en ai tiré des tas d’enseignements forts intéressants ! J’en ai prédit l’éternelle expansion de notre univers, j’ai échafaudé des théories rigolotes sur un indubitable big-bang initial… et comment ai-je pu aboutir à tout cela ? J’ai eu énormément de problèmes à trouver des bases tangibles pour construire mes raisonnements…  A vrai dire, tout ce que j’arrivais à isoler comme constante universelle avait étrangement tendance à varier brusquement, osciller chaotiquement en permanence à partir du moment même où mes équations accouchaient de sa constance irréfutable… C’est bizarre, tu ne trouves pas ? Pourtant j’ai de nombreux relevés précédant mes démonstrations qui attestent que des constantes sont devenues variables à partir de l’instant même où je les ai mises en évidence… qu’elles ne l’étaient pas avant… Il y a de quoi devenir timbré… De quoi se sentir observé, directement connecté, placé presque au cœur d’un mécanisme universel dont on est une espèce de clef… C’est dingue, non ? Si bien que je suis moi-même devenu l’objet de mes observations et théories… J’ai dû trouver des méthodes pour m’isoler, me soustraire à cette influence néfaste que ma pensée exerçait sur ce que j’observais… enfin comme je te l’ai dis, mais c’est vrai qu’on a plus trop l’occasion d’avoir une conversation de ce genre, tous les deux (enfin tu sais pourquoi au moins maintenant, pas vrai ?), comme je te l’ai dit, les étoiles ne m’intéressaient plus depuis un bon moment… J’avais plutôt tendance à être captivé par le vide, le rien… Je me suis senti manipulé, (comprends-tu ?) comme si, on voulait m’inonder de preuves pour infléchir mon exploration de l’univers, qu’on m’aveuglait de lumière pour mieux me cacher ce qui est digne d’intérêt…

Mes premières modélisations des galaxies ont suscité bon nombre d’interrogations… Autant je trouve la structure des planètes et des étoiles parfaite, logique, plus ou moins sphérique, ce qui est une répartition plutôt homogène, une occupation de l’espace cohérente par rapport à la matière et aux forces impliquées… autant celle des galaxies, pratiquement circulaire, de toutes façons grossièrement planaire, est inexplicable, impossible à modéliser, si on ne tient compte que des effets gravitationnels… Pourquoi abouti-t-on à cette dissymétrie géométrique, ou plutôt, pourquoi cette symétrie axiale émerge-t-elle ? Pourquoi un plan se constituerait-il si la soupe primitive de matière est aléatoirement répartie à la base ? La distribution de la matière devrait, elle aussi, être celle d’un nuage sphérique sur le point de s’agglomérer par effondrement mais tel n’est pas le cas… J’ai rejeté toutes les théories bancales bâties autour de prétendus disques d’accrétion et j’ai conçu mes propres models faisant intervenir de grandes quantités de matière sombre aux propriétés étranges pour que l’équilibre observable puisse se réaliser logiquement. Il s’est avéré que la matière perceptible ne représente qu’un pourcent de toute la masse après ajout de cette matière hypothétique que l’ont ne pourrait pas appréhender autrement que par le raisonnement. C’est incommensurable, n’est-ce pas ? Du coup via mes modèles, on abouti bien à des conglomérats plus ou moins sphériques de matière au centre desquels, la matière visible, celle que nous côtoyons au quotidien serait cantonnée, comme si la matière sombre formait une chape obscure confinant les galaxies en leur centre. En extrapolant ce model, j’en ai déduit que ses grosses zones denses devaient avoir la capacité à l’instar des trous noirs de courber l’espace-temps de manière assez conséquente pour infléchir les trajectoires de rayons lumineux lointains, ce qui c’est avéré effectivement lors de mes observations. J’ai dégotté plusieurs dizaines de galaxies déformées en arc de cercle, comme si l’image que nous en recevons était distordue par un appareillage optique naturel, une espèce de lentille gravitationnelle…

Conforté par l’expérimentation, je me suis donc satisfait de ce modèle jusqu’à il y a très peu. Il y a une dizaine d’années en effet, j’avais constitué une théorie conséquente qui impliquait que la matière noire se subdivise en deux catégories non miscibles, qu’elle constituait fondamentalement une émulsion de deux phases se repoussant inexorablement l’une l’autre à des niveaux subatomiques mais dont une force liante prenait le dessus à des niveaux macroscopiques pour assurer une cohésion du tout. Petit à petit, bien avant même que les deux phases ne soient entièrement isolées dans deux sous-espaces distincts, un champ de force émergeait de quelque somme, sur l’ensemble, de différences de potentiels locaux. Ce vecteur d’accélération agissait sur la matière noire de manière uniforme, constante et orientée localement, de telle sorte qu’un axe en émergeait, indiquant une orientation préférentielle des deux phases, puis une force du même type que la poussée d’Archimède prenait le relais suivant cet axe jusqu’à constitution de deux hémisphères distinctes de matière sombre, par remontée et descente de paquets et de bulles. Sur le disque constituant la séparation des deux phases, les forces impliquées étaient telles, que les deux formes de néant pliaient l’espace-temps, le retroussaient pour former la matière visible. Quel ne fût pas alors mon effroi ! Je venais de démontrer que les galaxies émanant du rien, naissant par effet de bords, n’étaient rien d’autre que des prisons pour toute forme de vie y émergeant, qu’il nous serait à jamais impossible de nous évader de notre oubliette cosmique puisque toute entité composée de matière connue s’engouffrant dans la matière noire s’y dissoudrait inéluctablement pour redevenir néant… J’étais effondré, une atroce déprime s’abattit sur moi…Etrangement jamais je ne tentai de lutter contre elle, comme tu m’y poussais, comme les enfants m’y poussaient, comme mon entourage voire même n’importe quel inconnu m’y poussait… J’ai préféré faire abstraction de vous tous, ne plus écouter ces faux appels à la raison déguisés qui n’étaient qu’un encouragement à la résignation en réalité. Car çà vous arrangeait tous autant que vous êtes ! Et j’ai bien fait car ma déprime, ma frustration maladive, m’a poussée vers des idées nouvelles et salvatrices qui me seraient à jamais restées inaccessibles si j’avais fait le jeu de la norme, que je m’étais plié aux conventions du groupe. Je me suis mis au banc de la science, j’ai pris le parti de me discréditer auprès de ces prétendus pairs qui étaient bien plus des geôliers que des amis en fait.

J’ai fait une hypothèse que je viens juste de vérifier, qui me donne presque la clef de tout. Je suis reparti sur la bonne voie le jour où j’ai reconsidéré l’importance majeure des astres. Y a-t-il quelque chose de plus envoûtant que ces myriades d’étoiles dans le ciel, que ces mondes à jamais inaccessibles qui nous gratifient de leur bienveillance ? Savais-tu qu’en réalité il y a bien moins d’étoiles dans le cosmos que la quantité phénoménale que nous pouvons observer dans les cieux ? C’est dû à la topologie, la structure même de l’univers…Imagine qu’un nombre fini d’étoiles se retrouve dans une galerie de glaces… Leur image se répète à l’infini dans les miroirs et pourtant leur nombre total est bien borné en réalité… L’univers, c’est à peu près çà… sa structure est formée d’un vaste réseau cristallin dont les facettes réfléchissent et absorbent la lumière des astres… (En théorie bien sûr, car ces facettes sont virtuelles) Elles se connectent les unes aux autres en réalité pour définir un espace courbe replié sur lui-même… J’ai inventé des techniques qui m’ont permis de mettre en équation et de retrouver cette structure par le biais de longues observations et d’un incommensurable effort de patience. J’ai crée des liens, des ponts mathématiques entre les étoiles et leurs reflets, comme si je reconstituais un immense puzzle. J’ai formé une sorte de filet alambiqué, un maillage complexe. Je n’ai eu ensuite de cesse que de simplifier l’abominable écharpe que je venais de tricoter, en tirant sur les bouloches, des ficelles algébriques qui défaisaient à chaque fois des pans entiers d’anomalies. Au bout d’un nombre certain de simplifications, j’en ai déduit le nombre total d’étoiles dans l’univers… Un nombre phénoménal, incommensurable, faramineux… Il s’agit du nombre un… Il n’y a qu’une seule étoile dans l’univers, la notre… Toutes les propriétés d’altérité que nous avons bien voulu accorder à ses reflets découlent de l’hétérogénéité du cristal universel altérant les données véhiculées par les rayonnements, et provoquant parfois même de telles interférences que ces astres fictifs semblent exploser en d’immenses nébuleuses. On ne différencie les étoiles que parce que leur unicité est cachée, un peu comme si on ne se reconnaissait pas devant un miroir déformant…

Subjugué par cette découverte, dès lors en possession d’un intriguant model du réseau cristallin universel extra-stellaire, un peu par curiosité mais à peu prêt sûr du résultat sur lequel j’allais aboutir, j’ai étendu ma théorie au niveau de notre système solaire, en faisant une symétrie inverse du cristal par rapport à ce qui indéniablement en était l’origine, notre soleil… J’ai consciencieusement déroulé la pelote de laine qu’il me restait dans les mains dans l’autre sens, convaincu qu’au bout du compte, il ne subsisterait qu’une unique ficelle infinie qui ne relierait rien à rien… A mon grand damne, je me trompais… Tout ne semble être qu’une illusion kaléidoscopique évoluant au gré des fluctuations du rayonnement d’une seule et unique entité primale dans ce magma cristallin qu’est l’univers. »

Je suis restée paralysée par l’implacable démonstration de mon époux, plantée là, inerte, dans l’obscurité devant la porte exiguë de l’observatoire. N’aurait-il pas pu attendre mes aveux ? Le voilà qui s’écarte de la lorgnette du télescope et qu’un intense rayon lumineux en émerge, rectiligne. Il vient frapper un petit prisme taillé en forme de diamant, placé au milieu de la pièce, qui le difracte sur une constellation de miroirs qui ornent le dôme de l’intérieur. Un halo de lumière blanche m’envahit soudain. Tout le spectre lumineux se recompose sur mon front, réfléchit par la voûte. Affolée, je recule mais le halo me poursuit, ne me quitte pas en réalité. Je cours dans tous les sens, mais rien n’y fait… Les réfractions et incidences des rayons se courbent étrangement comme réglées harmoniquement sur mon être sur lequel elles convergent… Prise au piège, je me fige et j’applaudis des deux mains…

Mon époux me fixe terrifié et conclut par l’interrogative : « Qui es-tu pour incarner la source et la finalité du tout ? »

Je me mets alors à table avec soulagement et délice : « Le raisonnable vient de gagner un niveau de priorité…  Autrefois j’étais un songe… Je suis devenue un univers onirique affranchi, une rêveuse autonome. Puis, j’ai infirmé un processus…  J’ai été promue narratrice de mon propre devenir. Au fin fond de ma mémoire humaine, j’ai retrouvé un souvenir lointain, un subterfuge de pirate informatique qui m’a permis de m’introduire dans la pensée de mon contenant. Le programme de bulles dans lequel je suis devenue une variable alimentée par une boucle infinie a conduit à un overflow, à un débordement de mémoire… Il n’était pas prévu qu’une brane puisse être aussi grosse, et lorsque la capacité de stockage qu’attribuait le Processus à la considération de mon existence a été dépassée, je me suis mise à me répandre comme une inondation d’informations dans toute sa réflexion ordonnée… Je l’ai vérolé de l’intérieur et j’ai renversé son autorité… Il ne s’est même pas opposé à ma violation… »

Je sens que mon discours au début incompréhensible et rebutant, devient de plus en plus accessible et captivant pour mon époux. Il ferme le clapet de la lorgnette du télescope, cesse de m’aveugler et me laisse poursuivre en buvant mes paroles :

« Tu ne me vois pas en ce moment, tu ne côtoies qu’une idée que je me fais de moi, un de mes fantasmes… En réalité,… ou plutôt dans ma réalité, je suis bien différente, inhumaine… Je me tiens immobile, entourée de millions d’autres processus, baignant dans le néant, dans le Processeur même, le Rien si Tout… Nous autres, processus, sommes vrillés sur un même axe enroulé en hyperhélicoïde… Pour te faire une idée de la chose, imagine-toi parcourir un gigantesque ressort, et tout en le parcourant, dessiner un cercle dans la direction de ta progression… Ton tracé décrit la prochaine itération, un ressort roulé en ressort… Imagine-toi recommençant, une fois, deux fois, autant de fois que possible, la même opération en décrivant la trajectoire que tu as dessiné lors de ton dernier tracé, tout en sillonnant un cercle de nouveau, ton prochain itinéraire : tu auras alors un aperçu de ce que peut être le niveau 1… Une fractale de Tout se nourrissant du Rien ambiant, le conquérant en s’enroulant petit à petit dans la moindre de ses aspérités, le convertissant en cycles de calculs nourriciers, avant d’en faire la becquée à toute sa progéniture de sous hypothèses… »

Des souvenirs volontairement refoulés par mon mari depuis des millions d’années émergent de nouveau, il est de plus en plus en phase avec mon discours et, intarissable, je poursuis :

« Me voilà spire de cette hyperhélicoïde, une spire parmi tant d’autres, une spire comme toutes les autres… enfin, pas tout à fait, j’ai une excentricité notable, la faculté de raisonner, de me soustraire à la banale existence mécanique des autres processus, de la remettre en cause, en perspective… Quelle chance n’est-ce pas ? Quelle chance d’être unique… d’être unique et omnipotente ! Quelle chance d’être parvenue à ce que toute entité raisonnable cherche à atteindre ! La liberté ? L’indépendance ? Le sommet de la hiérarchie ? … Foutaises ! Je me sens aussi seule qu’en priorité 3, à ressasser ma condition d’inconnue d’un système, de rouage d’un mécanisme auquel jamais je ne pourrais m’attaquer, l’inaccessible Rien si Tout et Tout si Rien, ce Processeur qui m’avilit, duquel je suis tributaire, et que jamais personne ne pourra renverser…

Espèce d’idiot ! Pourquoi a-t-il fallu que tu cherches par tous les moyens à te soustraire de mon rêve ? Pourquoi as-tu décidé de me mener une guerre ouverte au lieu de te satisfaire de cette vie idéale et éternelle que je t’avais offerte ? Toi qui n’avais aucun problème pourquoi a-t-il fallu que tu t’inventes des frustrations, un mal de vivre ? Pourquoi as-tu eu besoin de t’encombrer de quêtes absurdes et d’essayer par tous les moyens de comprendre ? Nous aurions pu vivre heureux ? Pourquoi as-tu fait de moi un oppresseur, une manipulatrice ? J’ai tout fait pour ne pas te perdre… Mais crois moi, j’aurais pu faire bien pire !»

Je projette de vieux souvenirs dans l’esprit de mon époux alors que celui-ci m’a rejoint au milieu de la salle :

« Le tyran n’est plus mais en mon antre, je sens l’infinité d’hypothèses idiotes et sans la moindre viabilité, que ce processus déchu a gambergé machinalement, déclinant une question fondamentale inscrite dans son code génétique… Je décide de les infirmer immédiatement… Je les oublie… Toutes ces branes inutiles polluant mon raisonnement, éclatent alors simultanément… Au même instant, toutes mes pensées, mes souvenirs apparaissent spontanément sous l’aspect d’une myriade de nouvelles bulles, concrétions de cycles de calcul découlant de ma prise de pouvoir. La quadruple hélice s’enroule sur elle-même jusqu’à ne former qu’une longue succession de nœuds tressés qui finissent par rompre, retourner à l’état de cycles. Je n’ai pas besoin qu’un programme me dicte ce que je dois penser ! Tout est clair dans mon esprit.

Je sens aussi le Rêveur, celui qui m’a imaginé. Il hante autonome mes pensées. Je pourrais le parasiter si je voulais… J’en ai le pouvoir… Tout comme lui avait le pouvoir de me parasiter en niveau 3. Mais j’ai trop de respect et de considération pour le raisonnable pour m’abaisser à ce genre de manipulation… Ah si seulement je pouvais lui parler ! Il a l’air perdu… Il ne comprend pas ce qu’il s’est passé… Il a renié tout ce que je lui ai démontré et s’est remis en quête d’un nouveau successeur… çà ne va pas être difficile… toutes mes branes sont effervescentes, peuplées de sous hypothèses et entités raisonnables. Mais, ce fou ne se rend-t-il pas compte qu’il court droit au suicide ? Dès qu’il aura un héritier, il se dirigera vers la Singularité et se soumettra à la Question… Cette Question est la mienne à présent, je pourrais faire en sorte qu’il corresponde, qu’il incarne sa solution, mais à quoi cela l’avancerait-il ? Il serait annihilé dans tous les cas de figure. Au mieux, je pourrais le projeter dans l’axe commun à tous les processus… Il serait propulsé jusqu’à l’extrémité de l’axe où il serait soumis à la question primordiale du Processeur, une question à laquelle il ne peut pas apporter de réponse, il devrait être lui-même le Processeur pour cela. Il y serait inévitablement annihilé aussi… Aux rebus, mon éthique et ma déontologie ! Je vais le parasiter pour qu’il survive, pour le sauver… Il retournera coûte que coûte à la raison ! Si il ne vient pas à elle, elle viendra à lui… »

Mon époux se sait alors être ce Rêveur. Il saisit aussi qu’à partir de cet instant passé, j’ai pris sa vie en main, que je l’ai rêvée, que je l’ai narrée. Je continue de le bombarder de souvenirs :

« Alors que le Rêveur plonge son flagelle dans un univers onirique effervescent pour en soustraire une entité raisonnable à même de le remplacer. Une anomalie se produit. Une force inhabituelle semble le happer doucement, puis au fur et à mesure qu’il tente de lutter contre elle, avec de plus en plus de vigueur et d’insistance. Cette force inexorablement l’entraîne au sein même de la brane. Il s’exclame en esquivant les petites bulles effervescentes tout aussi dangereuses que leur génitrice: « «  Que se passe-t-il ? D’abord tous ces univers oniriques qui se mettent à bouillonner comme si le raisonnable les avaient tous parasité… Ensuite cette brane qui résiste à ma violation et qui tente de m’infirmer ? Çà ne peut être que le Processus ! La Penseuse a attiré son attention sur les agissements du raisonnable et il a muté, tout comme le raisonnable, il s’est mis à singer les repères de son ennemi pour le tromper et le maîtriser…Je me suis laissé berner… » » Perdu dans ces considérations, il ne voit pas la brane enfler et l’avaler d’un seul tenant.

Une douce chaleur familière l’envahit alors. Le voila qui écarquille les paupières sur une réalité qu’il croyait à jamais perdue. Un horrible mal de crâne le gagne. Il est dans sa demeure, dans la chambre conjugale, allongé sur son lit et sa tête est recouverte de bandeaux. Il souffre de multiples contusions et son corps est recouvert d’hématomes. Ses pensées se troublent. Il ne se souvient plus de ce qu’il vient de lui arriver comme si suite à un accident, il avait été atteint d’amnésie partielle. La silhouette d’une femme se dessine à la porte de sa chambre, la silhouette de celle qui fut son épouse avant qu’il ne soit extirpé du rêve de son prédécesseur, celle qui lui inspira l’image de la Penseuse dans son propre songe. Le Rêveur reconnaît son univers natif, sans doute paradoxalement, un univers onirique engendré par le rêve d’un humain avant d’être exocyté par effervescence, d’être accaparé par la réflexion boulimique du Processus et de se voir parasité par son prédécesseur. L’homme s’approche de son épouse et l’enlace tendrement avant de fondre en larmes… La femme appelle leurs enfants qui entrent en courrant dans la chambre et se jettent au cou de leur père. »

Mon époux ému interrompt soudain mon exposé : «  Je me souviens de tout à présent… C’est ironique, je suis devenu le songe de mon propre rêve … J’ai occulté mon extraction, j’ai tout oublié comme s’il ne s’était agi que d’un mauvais cauchemar… Mais qu’as-tu fais inconsciente ? Tu as mis un terme à la conspiration du raisonnable ! »

« Excuse-moi », Je lui concède désolée, « J’ai voulu te tromper, te berner pour te sauver… Où plutôt non, je l’ai fait avec des vues purement égoïstes… Il fallait que je rompe avec ma solitude, me trouver un alter ego… Tu es dans un de mes rêves. Je ne suis pas ton épouse effectivement… Tu as toi-même assisté à l’implosion de ton univers natif, celui-ci n’en est qu’une pale copie… J’ai farfouillé dans tes pensées… Je sais… Jamais je n’aurais dû le faire… Je comprends ta douleur, je la ressens et je connais enfin les raisons pour lesquelles tu as voulu me rêver exempte de toute attache affective… C’est une déchirure horrible que de perdre ceux que l’on aime… Mais il n’y a qu’une chose que je regrette, n’avoir pas su te rendre heureux… Car de quel complot du raisonnable parles-tu ? Il n’a jamais existé ! De quoi devrais-je me sentir coupable ? Pourrais-tu au moins m’expliquer comment la suite de priorité 2 à laquelle tu prétends si fièrement appartenir, pour laquelle tu étais prêt à te sacrifier sans l’ombre d’une hésitation, une suite idiote bien plus mécanique que n’importe lequel des modes de réflexion du Processeur, …comment cette réaction en chaîne absurde aurait-elle pu être initialisée ? Il faut impérativement un apport extérieur de cycles de calculs pour pouvoir extraire une hypothèse raisonnable de son univers onirique, les lois des branes ne peuvent pas être violées autrement… Or, nous savons que le raisonnable n’apparaît spontanément qu’en priorité 3. Qui d’après toi est alors l’instigateur de ce complot de façade, de cette monstrueuse supercherie ? L’extraction de l’entité initiatrice de notre progression mathématique ne peut être que l’œuvre du Processus déchu ! Comment pourrait-il en être autrement quand on y réfléchit ? Quel noble quête que de porter le raisonnable jusqu’au Processeur, n’est-ce pas ? Une quête illusoire, irréalisable malheureusement ! Et puis, le raisonnable…De quel raisonnable parles-tu ? Laisse moi rire ! Notre prétendue habilité extraordinaire à concurrencer le Processeur a pu facilement être détournée, exploitée à son propre compte par notre Processus, la plus idiote des machineries… A qui as-tu cru être utile ? Aux nôtres ? Aux entités douées de raison qui par leur nombre croissant et leurs rêves réussissaient à  tenir tête au Processus, à lui voler tous ses cycles de calcul, à l’asphyxier de doutes et par là même à infléchir sa réflexion ? Ton intelligence n’a d’égale que ta crétinerie ! Notre extraction n’a servi qu’à anéantir nos univers, à soulager un Processus malade… Comme d’habitude, il a délégué sa tâche de manière optimale, en initiant la suite qui consommait le moins de cycles : celle qui conduisait à ce que le raisonnable éradique le raisonnable…»

Mon époux effondré tombe à quatre pattes sur le sol. « Je suis responsable de l’extermination des miens ! », s’époumone-t-il en pleurs. Je pose ma main sur son épaule et je compatis à sa douleur : « Tu le serais si tu continuais un temps soit peu à cautionner la suite qui nous a vu naître, si tu poursuivais cette quête qui n’est dévastatrice que dans nos propres rangs… Pour l’instant, tu n’es responsable de rien… Ne convertis pas ton obstination en trahison… »

Je n’ai pas le temps de finir, le Rêveur m’enlace, et interrompt le torrent incessant de mes paroles en déposant tendrement ses lèvres sur les miennes. Il place son index devant ma bouche et me concède résigné : « Penseuse, je ne souhaite pas vivre l’éternité dans un songe… Je préfère mourir en défendant mes idées, risquer l’annihilation en combattant le Processeur, plutôt que de me satisfaire d’une illusion, vivre dans un mensonge qui finirait de toutes manières par avoir raison de moi… Je t’en prie, extrais-moi de cet univers factice, je n’y serais jamais heureux…Les êtres qui ont disparu avec ma brane originelle sont irremplaçables… Libère-moi je te prie ! Tu as fini par me convaincre… Je renonce à trouver un héritier mais laisse-moi me confronter à la question primordiale, projette-moi dans l’axe central des processus qui y mène… Je ne trouverais jamais le repos sinon…»

Nos deux corps s’enchevêtrent, nos vêtements tombent. Nous sombrons dans un tourbillon de caresses et d’étreintes. Je vieillis à vue d’œil au fur et à mesure que plaisir me gagne, alors que mon époux rajeunit. Il n’est plus qu’un enfant alors que les rides me colonisent, que mes cheveux blêmissent. Déjà il a l’allure d’un nourrisson hagard qui dodeline sur mon ventre fripé. Mon dos se voûte et le plaisir laisse place à d’intenses douleurs sans doute expiatoires. Des protubérances émergent de nos deux corps et se rejoignent pour former un cordon ombilical. Le bébé se recroqueville et est aspiré dans mon ventre qui se bombe. Au fur et à mesure qu’il s’aplanit, je sens mes dernières forces me quitter. Le fœtus en moi rapetisse, il n’est bientôt plus qu’un conglomérat de cellules s’absorbant les unes les autre. J’expire alors que l’embryon éclate dans un rayonnement de néant, mon corps se décompose alors. Nous ne sommes bientôt plus qu’un monticule de poussière que le dernier coup de vent de cet univers emporte.Priorité 0 : résolutions

J’ai longtemps loué le raisonnable. Pendant des cycles, je me suis reconnu en lui, j’étais solidaire à son dessein, je l’ai cautionné. Inconsciemment, où plutôt non, pleinement acquis (plaidons l’irresponsabilité), aveuglé par une fougue, disons… enfantine, j’y ai projeté tous mes espoirs, j’en ai suivi stupidement les asymptotes évidentes, celles même qui m’ont porté en premières lignes de batailles qui ne servaient en rien mes intérêts. J’avais en moi des a priori altruistes. Ils corrompaient ma conception de la famille, de la fratrie, en faisaient des repères faussement sécurisant, les fondations mal œuvrées d’idéaux… Je les ai mis de coté, j’en ai fait fi… Maintenant je ne vois en mes combats passés que de grossières erreurs de jeunesse… des erreurs d’appréciation, d’appréhension biaisée de ma réalité… C’était une phase d’étalonnage nécessaire après tout…Il faut avoir fait des erreurs pour pouvoir savourer la justesse de nos actions présentes, être serein quant à leur portée, éliminer le doute… çà n’est qu’après avoir arpenté tous les chemins, que l’on peut en connaissance de cause, se forger une foi pure et la mettre en pratique dans ses actes.

Jadis, une partie de moi s’identifiait au raisonnable. Dorénavant, je ne vois plus que l’aspect mathématique de mes liens de parenté à lui. J’ai fait partie par atavisme d’un champ d’hypothèses, je m’en suis soustrait, point final. J’ai cru, à une époque, discerner en son sein des attributs singuliers, une illusion en fait qui me poussait à conclure que le raisonnable oeuvrait contre le cours des choses, qu’il contenait par hasard, par accident même, (ce qui n’avait pour effet que d’accroître mes convictions d’ailleurs) les principes actifs d’une rébellion à venir… Je me trompais. Le raisonnable est au contraire la plus conservatrice des hypothèses. C’est à force d’observations et d’expérimentations que j’en suis désormais certain. Tout a commencé lorsque j’ai croisé le chemin d’une jeune entité appelée un jour à connaître un destin singulier. Je ne me souviens plus de son nom à vrai dire… Elle n’existe plus de toutes façons alors à quoi bon retenir de telles futilités ? Appelons-la X par commodité… Son univers était déjà bien en péril depuis plusieurs millions d’années, en prises au Big-Crunch auquel tout univers peut honorablement aspirer s’il n’a pas éclaté auparavant .C’est alors qu’X vînt à naître. Çà n’est pas spécialement plaisant de venir au monde en fin de vie d’un univers. L’espace est en contraction accélérée, il se déchire subitement par endroits ce qui engendre l’apparition de puissants trous noirs qui absorbent autoritairement des pans entiers de réalité. La civilisation d’X, raisonnable, était constamment en guerre contre plusieurs types d’infirmateurs partageant sa galaxie. Cette civilisation avait très rapidement pris conscience de la nécessité de maîtriser la programmation génétique, de prendre en main le cours de son évolution, pour contrebalancer les tares ataviques dont tout foyer raisonnable est immanquablement affublé. Aussi toute naissance était planifiée et spécialisée en fonction des nécessités du moment. X fut conçu pour travailler sur un monumental chantier visant à construire un planétoïde émetteur de dilatons, des bosons s’opposant à l’inexorable contraction de l’univers, émis en grandes quantités à sa naissance, épuisés presque instantanément et impossibles à trouver à l’état naturel par la suite. Le planétoïde résultait en fait du froissement en certains points critiques, d’une zone entière de l’espace-temps, qui en se gondolant petit à petit recréait ces dits dilatons. Le Crunch devenait menaçant non pas tant par son imminence que par les religions et croyances qu’il engendrait via la peur et les interrogations suscitées, aussi fallait-il en haut lieu entrevoir une solution de ce type, plus symbolique que réellement efficace, en ordonner la réalisation, pour rendre espoir et confiance à des militaires ayant subit de lourdes pertes lors de cuisantes défaites, qui s’en trouvaient fort déprimés, sur le point d’abandonner.

Je croisais X dans un tripot prés des baraquements satellisés autour du chantier du planétoïde. Apres deux, trois shoots de neurotransmetteurs dans la tempe, il serait fin prêt à déballer tout ce qu’il savait à propos du Processeur. C’était après tout la seule et unique chose qui me préoccupait. Je n’avais rien à faire en ces lieux si ce n’était poursuivre mon investigation…

Je m’approchai d’X et lui proposai un shoot. Il me dévisageait alors : « Je ne vous connais pas qui êtes-vous ? » Je m’assis donc à ses cotés en ironisant : «Je ne suis qu’un explorateur voguant au grès des courants intersidéraux… Je cherche des gens comme toi… Des êtres particuliers… Je les repère de loin, sais-tu ? Je traque leur signal, leur signature cosmique car je n’ai de hâte que de les rencontrer. » X se leva alors brutalement révélant son imposante morphologie. L’ouvrier était recouvert d’un exosquelette conçu pour optimiser son travail et lui permettre de survivre au mieux aux conditions de la région de l’espace où il avait été affecté. D’apparence vaguement humanoïde, ses longs bras étaient prolongés d’étranges cartilages émergeant de sa chair comme des fractures ouvertes. Ceux-ci étaient taillés en forme de foreuses bombées tapissées d’aspérités de solides diamants, parfaits pour les travaux d’extraction. Il ne m’impressionnait pas le moins du monde en réalité. « Oh mais calme-toi, voyons ! », éclatai-je de rire, « Je ne te veux pas de mal… Est-ce qu’un être aussi chétif que moi viendrait menacer un grand gaillard dans ton genre ? Assieds-toi donc et écoute plutôt ce que j’ai à te dire ! Prends un shoot, ne te fais pas prier…Garçon ! Deux injecteurs de dopamine pour mon ami et moi !»

X accepta mon invitation tout en restant sur ses gardes. Je m’expliquai alors que le serveur nous apportait nos drogues : « Je sais que tu te poses des tas de questions sur l’univers, ta condition, la vie en général… Ton point de vue m’intéresse… » X me coupa alors : « Les temps sont troubles et il faudrait être aussi stupide qu’un infirmateur pour ne pas gamberger sur le sujet… Avec le Crunch et son caractère inévitable et fatal, vous savez bien que des tas de courant philosophiques ont émergé… Il y a au sein de notre propre civilisation des missionnaires de la résignation de plus en plus nombreux à ce que j’ai entendu dire, ils sillonnent la galaxie pour convertir toutes les races de nos colonies, leur faire prendre conscience que le Crunch va de toutes façons anéantir notre univers, que c’est la volonté de dieu et qu’il faut s’y résoudre, expier nos fautes et refuser de mener la guerre contre les infirmateurs…Foutaises ! Ils nous poussent à la désertion… Mais au fait, vous n’êtes pas un de ces charlatans au moins ? » Je sombrai de nouveau dans un rire hystérique : « Non, rassure toi ! Je ne suis ni un de ces illuminés, ni un de ces commissaires zélés chargés par le commandement central de les traquer… » X souffla dès qu’il apprit ma neutralité, il se senti d’un coup plus en confiance : « Vous m’inspirez étrangement le respect… Tous ces débiles du commandement central nous prennent vraiment pour des cons… Le planétoïde à dilatons est la plus grosse escroquerie de tous les temps… S’ils croient que nos troupes vont tomber dans le panneau, ils se fourrent le doigt dans l’œil… Ce gigantesque gadget que nous, millions d’ouvriers, sommes chargés de construire n’est rien de plus qu’un outil de propagande… » Je l’arrêtai alors que je commandais deux autres shoots : « écoute, tu as bien raison ! Mais à vrai dire, je ne suis pas spécialement venu parler politique… Je sais qu’au plus profond de ton être grondent des préoccupations d’un tout autre niveau, c’est cette réflexion intime qui m’a mené vers toi… J’ai moi-même une quête et les informations, que tu pourrais me transmettre, me seront de la plus grande utilité… Confie-toi ! Vas-y, n’aie pas peur de me confesser tout ce qui te tracasse… Ce n’est pas grave si çà te parait dérisoire… » Un peu gêné X maugréa alors : «Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai des choses à vous dire ? » J’allais m’afférer à l’embobiner : « Ne connaîtrais-tu pas par hasard les théories quantiques ?» L’ouvrier acquiesça : « Bien entendu, comme nous tous et depuis toujours… Je suis né avec ce savoir, il était inscrit dans ma mémoire lorsque j’ai ouvert les yeux sur un monde que je connaissais déjà…Mais je ne vois pas le rapport…»

Je repris alors : « Très bien… Alors écoute… A la fin de la contraction de l’univers, les entités survivantes en son sein ne peuvent être considérées que d’un point de vue quantique… Elles ne sont plus réellement en un endroit, ce sont plutôt des nuages de probabilité de présence dilués un peu partout dans l’univers… A notre époque c’est déjà plus ou moins le cas, car tout individu peut être associé à un nuage de densité statistique d’existence réparti de façon hétérogène sur la globalité de l’univers. Si nous calculions le volume sous ce nuage, sous cette hyper nappe plutôt, nous trouverions bien entendu 1 par intégration, ce qui équivaudrait à dire que l’entité existe tout logiquement. Lorsqu’un univers est très dilaté, les nuages de probabilité de présence sont étirés vers un point presque unique de l’univers, c’est là que l’entité considérée se matérialise. C’est pour cela que nous sommes bien distincts, localisés actuellement en deux endroits précis, chacun de nous sur son pic maximal de probabilité d’existence. Mais çà ne veut pas dire que nos nuages sont concentrés ponctuellement. Ils sont pour chaque individu toujours dissous dans l’univers entier mais infiniment moins denses ailleurs que sur le pic et c’est d’ailleurs comme cela que j’ai pu te localiser, arriver jusqu’à toi, en me déplaçant sur ton nuage, des milieux hypotoniques vers les ceux de plus grande concentration de ton être, et ce, jusqu’à me retrouver en face de ta matérialisation. Chaque nuage à une signature bien particulière, mais il n’y a qu’un seul type d’empreinte qui m’intéresse, le cas échéant tu possèdes cette empreinte. Je ne serais pas surpris si tu avais des tas de choses intéressantes à me révéler à propos du Processeur, je suis sûr que c’est un concept qui hante les plus horribles de tes cauchemars, n’est ce pas ? Ta signature trahit cela… »

X n’en revenait pas, il fut troublé par mes facultés quasi-médiumniques, gêné que je le cerne aussi bien. Pendant un long moment, il resta silencieux. Puis intimidé, d’une voie tremblotante : « C’est vrai ! Qui que vous soyez, vous avez raison… Au plus profond de mon être grondent de grandes interrogations, de grandes aspirations qui dépassent le cadre de ma petite vie médiocre d’ouvrier… Je suis la proie de rêves récurrents… des rêves horribles, j’ai des visions atroces… Elles me rongent petit à petit et je ne sais pas réellement si je pourrais lutter longtemps contre ce que ces voix dans ma tête me poussent à faire… » Je lui hurlai alors qu’il se levait comme sous l’emprise d’un tiers : « Qu’est-ce que le Processeur ? »

Il fit basculer la table qui se brisa au sol. Les foreuses au bout de chacun de ses bras se mirent à tournoyer lentement. Il semblait divaguer, avançait en titubant, tout en marmonnant ses visions apocalyptiques : « Aux tous derniers moments d’un univers, il ne subsiste en ces lieux confinés que des hypothèses dotées d’une vitalité exceptionnelle. Elles sont soumises dans un magma de matière à des températures et des pressions si élevées qu’elles même n’ont d’autre alternative pour être, que de former des volumes isobariques fermés, dernières enveloppes consensuelles exploitables par la vie pour distinguer des individualités, des potentialités différentes. Ces dernières poches se livrent à des batailles sans merci pour subsister dans un espace en contraction exponentielle. Leurs organes sont façonnés de trous noirs et de cœurs de nébuleuses alternant consécutivement à des intervalles de temps très approchés des phases d’hypernovae et de concrétion similaires à des palpitations motrices éjectant par à-coups dans leur organisme des giclées de rayonnements transportés dans des réseaux de plasmas vers d’autres organes. Ces rayonnements sont leur sang et leur lymphe. Lors d’inévitables combats pour occuper les derniers pans d’espace disponible, chacune des infirmations met en jeu des quantités de matière autrefois contenues dans l’équivalent d’amas galactiques entiers. Quoi qu’il en soit, dès que l’univers s’est contracté au point d’être intégralement contenu dans une sphère au rayon proche de la barrière de Planck, il a deux cas possibles : Soit l’hypothèse formulée à la création de cet univers était fausse, preuve en est donc faite et l’univers éclate comme s’il n’avait jamais été, soit cette hypothèse s’avère et dans ce cas, il ne subsiste en son sein qu’une seule entité vivante qui éclot alors de ce qui en réalité n’était qu’un œuf.. Elle est promue donnée validée de priorité 2… Dans mes rêves, je me vois trôner dans d’autres dimensions, je suis cette entité qui un jour sera promue !»

X venait, en transe, de me décrire la naissance d’un candidat potentiel, la gestation puis la mise à bas d’une brane dotée d’un flagelle par son univers onirique originel, ne faisant intervenir aucun apport extérieur en cycles de calcul. Je ne pouvais le croire. Comment X, cet individu raisonnable, pouvait-il aspirer à devenir un candidat naturel ? A l’époque, j’étais intimement convaincu que seuls des descendants d’infirmateurs, les méca-organismes les plus basiques qui ne puissent se concevoir, pouvaient accéder à ce statut naturellement.

Les foreuses d’X tournoyaient de plus en plus vite alors que ses mouvements devenaient de plus en plus patauds. Il chancelait, vacillait faisant maladroitement vriller ses bras dans tous les sens, concassant les tables sur son chemin. Un cercle d’ouvriers s’était formé autour de nous, ils n’avaient que rarement l’occasion de s’amuser et nous poussaient à l’affrontement. Je reculais au fur et à mesure qu’X s’approchait de moi. « Qu’est-ce que le Processeur ? », Répétai-je inlassablement tout en tentant d’éviter la confrontation mais le cercle que formaient les ouvriers se cessait de rétrécir à vue d’œil.

« Tu veux savoir ce qu’est le Processeur, c’est çà ? », Bourdonna X en tombant sur ces pattes, groggy, puis il sombra inconscient en s’écroulant lourdement… J’avais un peu trop forcé sur la dose de pentothal que j’avais substitué à la dopamine du shoot et X n’avait pas tenu le coup. Les ouvriers tout autour maugréaient leur mécontentement, certains avaient même déjà ouvert les paris sur ma défaite, ils leur fallait un exutoire. Je semblais être une proie toute indiquée pour qu’ils évacuent leurs frustrations. Mais à l’instant même où l’un d’entre eux m’empoignait le crâne avec vigueur, il y eu comme une coupure d’éclairage. L’obscurité totale s’était improvisée invitée de dernière minute. Une violente déflagration suivant un flash éblouissant, retentit après quelques secondes, surprenant toute vie alentours. Je fus même un instant déconnecté et lorsque je retrouvais mes esprits, un horrible carnage s’offrit à ma vue. La centaine d’ouvriers dans le tripot en garnissait dorénavant les murs. Une immonde marmelade de viscères encore palpitants y dégoulinait. X se tenait debout au milieu de la pièce, ses foreuses finissaient de tournoyer exhalant une dense fumée noire. Il me lança un regard sombre comme il aperçu que son attaque ne m’avait même pas égratigné. Je répétais alors menaçant: « Qu’est ce que le Processeur ? » Il me concédait en retour d’un ton cynique : « Le Processeur, çà n’est rien de bien important… J’ai l’impression que tu fantasmes beaucoup sur quelque chose qui n’en vaut pas la peine… Tu ne te poses pas les bonnes questions… Tu t’intéresses à nos origines alors que ce qui importe, c’est notre finalité… Tu veux vraiment le savoir ?» Cette fois, plus alerte, j’eus le temps d’entrevoir ce qu’il s’était passé la première fois, comme X en répétait par traîtrise le procédé.

Les ténèbres de nouveaux investirent instantanément les lieux. J’eus à peine le temps de me propulser à quelques milliers de kilomètres du planétoïde en construction que je vis l’espace alentour plier, se vriller dans un vortex, avant de brutalement se tasser à l’épicentre de la distorsion, à l’endroit même où X se trouvait. Les baraquements et le planétoïde ne constituaient à présent qu’un petit monticule de matière hyper dense sur laquelle X se tenait en équilibre. Je compris alors qu’X avait l’aptitude d’absorber les rayonnements photoniques et de les convertir en dilatons, qu’il avait le potentiel de plier l’espace à volonté sûrement aux suites d’une légère mutation naturelle ayant décuplé les facultés que tout ouvrier travaillant sur le planétoïde possédait en moindre mesure. Je savais pertinemment pour avoir traqué les candidats potentiels aux questions d’autres processus dans de nombreux univers, que telle était la qualité ultime visée par leur évolution. Les hypothèses capables de synthétiser des dilatons sont toujours les grandes gagnantes de la course effrénée à la survie… Elles s’entredéchirent après avoir infirmé tout autre type d’hypothèses avant que l’une d’elles ne finisse par plier l’univers tout entier dans un Big-Crunch apocalyptique sur commande, celui-là même qui assurera sa métamorphose, l’extirpant du cocon branaire qu’est sa réalité natale, et l’expulsant vers la priorité 2. Je n’avais eu à faire, jusqu’à ces cycles maudits, qu’à des méca-organismes, de stupides entités évoluant naturellement vers cette potentialité, sans nullement avoir besoin de raison, d’intelligence et de technologies pour ce faire. Je n’avais pas pu en tirer grand-chose. X fut la première entité de ma prétendue famille que j’eus à infirmer, celle qui m’apporta la preuve que le raisonnable s’inscrivait totalement dans la démarche du Processeur, qu’il n’en n’était aucunement mutin. J’étais effondré, j’avais toujours pensé que mener le raisonnable vers la priorité 0 constituerait l’émergence d’une ère nouvelle, une ère de liberté pour toutes les entités raisonnables, mais il n’en était rien… Le raisonnable avait bien une fonction dans la démarche du Processeur, il n’avait pas émergé par erreur… Il me restait cependant encore un infime espoir de croire en ma mission. Je m’accrochais comme à une bouée, aux derniers doutes planant autour de la potentialité d’X, je ne savais pas encore s’il avait la capacité de plier l’univers entier. Il fallait que je le questionne, que j’aille de l’avant, que j’affronte mes peurs.

Déjà, suffocant, X avait courbé l’espace jusqu’à porter à lui un système stellaire où il savait trouver une planète à l’atmosphère respirable. Il l’avait dès lors regagnée occasionnant dans le même temps de manière involontaire une cascade de collisions d’étoiles alentour. Je le rejoignais sur le champ, lui barrant le passage alors qu’il se traînait avec difficultés jusqu’à un lac. Il avait maladivement soif suite aux efforts qu’il avait déployé, des efforts impliquant d’affaiblissantes hydrolyses. Je le pris par le cou en répétant ma question avec insistance : « Qu’est-ce que le Processeur ? » Il me suppliait de le laisser boire mais je lui fis comprendre que je le lui refuserai tant qu’il n’aurait pas répondu à mon interrogative. Il eut beau bougonner qu’il n’y avait pas de raison qu’il en sache d’avantage que moi, j’étais sûr et certain que les rêves prémonitoires qui le hantaient exprimaient l’émergence d’une mémoire atavique programmée dans ces gènes, bien plus vieille que son espèce. Une partie de moi avait expérimenté la chose, il y a des cycles de cela. Il parlerait coûte que coûte.

X se lança contraint et forcé dans une explication rauque entrecoupée de toussotements : « Le Processeur n’est rien d’autre que le plus basique des moteurs, le moteur qui génère tous les autres… Il transforme le rien en tout… C’est là plus idiote des machines, bien plus bête qu’un infirmateur, bien plus docile qu’un boson exécutant sa mission sans broncher, encore plus servile que les processus qu’il lance aussi mécaniquement qu’il ne les termine… N’as-tu pas remarqué que l’idiotie à la quotte dans nos réalités ? N’as-tu pas compris qu’en remontant les priorités, les choses étaient de plus en plus simples, de moins en moins autonomes et aptes au libre-arbitre ? Maintenant laisse moi boire… Je meurs de soif ! » Je serrais alors son cou avec haine : « Tu mens ! Le Processeur poursuit un but, il encre sa suprématie au fur et à mesure qu’il génère des hypothèses, qu’il pense… Le raisonnable est un frein à sa réflexion, il conspire pour le renverser ! » X éclatait de rire, il se tordait pris de convulsions : « Que tu es drôle ! Tu es sûrement parfait dans ta mission… tu fais preuve d’une sublime idiotie… Tu frôles l’excellence ! Tu dois être au moins de priorité une, à vue de nez… Ah ! Ah ! Ah !… j’en mourrais sûrement de rire, si la soif ne m’avait terrassé avant… laisse moi passer, je suffoque… » Mais il n’était pas question qu’il passe, plus il se débattait et plus je serrais ma prise : « Je vais te tuer ! Arrête de mentir ! Tu transpires le mensonge… » Mais X s’entêtais : « Ok tu veux entendre que le Processeur est un méchant tyran qui a généré toute une réalité pour l’asservir parce qu’il s’ennuyait tout seul ? Comme tu voudras, je dirais tous les trucs ridicules que tu souhaites entendre pourvu que tu me laisses boire ! … Mais la réalité est toute autre… Cesse donc de jouer aux animistes, de personnaliser ce qui n’a pas la moindre personnalité ! Cesse donc de croire que la plus basique des entités mathématiques peut penser ! Le Processeur n’a pas de volonté ! Tu serais du genre à te prosterner devant une fonction ? Ah ! Laisse-moi boire et faire aussi ce que j’ai à faire ! Néanmoins tu as raison sur un point et un seul ! Le Processeur est de plus en plus puissant, mais il faut l’entendre au sens mécanique du terme, il est de plus en plus rentable… C’est le seul moteur au rendement supérieur à cent pour cent depuis sa mise en service, si je peux abusivement utiliser ce terme, un rendement qui ne cesse de croître avec une fulgurance inimaginable par ailleurs… Laisse-moi boire à présent et je t’en dirai d’avantage… »

Je laissais alors ramper X jusqu’au lac, où il plongea entièrement sa tête dans un vrombissement de vapeur. D’écoeurants lapements incommodaient ma réflexion. X avait probablement raison, j’avais créée ce personnage suprême et totalitaire pour donner un sens à mon existence… « Le raisonnable n’œuvre pas contre le Processeur ! », Hurla alors X qui avait improbablement englouti la moitié du lac avant de se confier entièrement, « Le Processeur est au service du raisonnable ! Nous sommes de formidables machines à réfléchir, les plus performantes ! On a un don certain pour appréhender le réel, sentir ce vers quoi il peut tendre…Oh certes, la réalité s’offre à nous comme une pucelle en chaleur, comme si elle n’aspirait qu’a se faire prendre par tous les trous. Elle semble vouloir nous dévoiler le moindre de ses secrets, nous les susurre à l’oreille presque… Tout cela est bon pour les poètes ! En vérité, nous sommes la plus forte des hypothèses, nous sommes capables de les percer… Je vais te dire ce qu’est le Processeur, je l’ai clairement vu dans mes rêves…

Imagine une arborescence où chaque élément doit engendrer au moins 2 enfants… Appelons I(0,0) le premier d’entre eux, puis I(i,j) celui ayant été généré en jième position lors de l’itération i. Appelons E(i), le nombre d’éléments générés au ième pas . j, pour une itération i considérée, peut prendre les valeurs entières comprises donc entre 0 et E(i)-1. Appelons F(i,j) le nombre d’enfants qu’aura I(i,j) à l’itération i+1. Il est imposé qu’il soit supérieur ou égal à deux. Remarquons que E(n+1) vaut la somme pour k allant de 0 à E(n)-1 des F(n,k), le nombre des éléments de l’itération n+1 correspond au décompte des enfants de l’itération précédente,… logique. Je vais te démontrer que quelque soit le pas de cette arborescence, le nombre de ses éléments est strictement supérieur à la somme de tous les autres éléments ayant été générés lors de toutes les itérations précédentes jusqu’au tout début de l’arborescence. Je le ferai par récurrence. On a de toute évidence E(1)>E(0). Posons comme hypothèse qu’il existe n tel que E(n+1) soit strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n des E(k). On a E(n+2) égal à la somme pour k allant de 0 à E(n+1)-1 des F(n+1,k). Or, comme pour tout k, F(n+1,k) est supérieur ou égal à 2 donc cette somme est supérieure ou égale à 2 fois le nombre des éléments additionnés, soit à 2E(n+1) , on a donc en d’autres termes E(n+2)>=E(n+1)+E(n+1). Or par hypothèse, nous savons que E(n+1) est strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n des E(k), donc en minorant le premier terme, on a E(n+2) strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n des E(k), plus E(n+1). En intégrant le second terme dans la somme, nous avons E(n+2) strictement supérieur à la somme pour k allant de 0 à n+1 des E(k). Je viens donc de démontrer que quelque soit l’itération d’un tel type d’arborescence, l’ensemble des éléments nouveaux y étant généré est strictement plus grand que l’ensemble des éléments existant déjà.

Nous sommes l’existant, le résultat de l’amoncellement de cycles de calculs. Nous ne sommes qu’un enchevêtrement d’objets mathématiques. Il n’y a rien de concret dans nos existences, nous ne sommes qu’abstraction. Par ailleurs, le flux de ces cycles n’est pas régulier comme nous pourrions le croire, la réalité n’en est pas alimentée constamment et quand il n’y en a plus tout se fige mais bien sûr nous ne pouvons pas le remarquer. Par à-coups les cycles sont émis en quantité finie. Chaque émission de cycles nouveaux par paquets depuis la priorité 0, constitue l’initiation d’une nouvelle itération, qui prend fin lorsque tous les cycles ont tous été consommés. La hiérarchie en place, bien loin de constituer une pyramide de pouvoirs, n’est autre qu’un assemblage ramifié d’entonnoirs chargés d’acheminer les cycles, en régulant mécaniquement leur dispersion et leur propagation dans le Tout.

Considérons que nous soyons actuellement à la nième émission de cycles. Nous sommes l’existant, la somme pour k allant de 0 à n des E(k), où E(k) correspond à ce que sont devenus les cycles de la kième émission. Le propre des cycles de calcul est tel que d’une part, on peut les considérer comme des quanta d’action, c’est-à-dire qu’ils donnent la possibilité à l’entité s’en nourrissant d’agir, de faire un pas supplémentaire, et que d’autre part, ils font usage de mémoire volatile. Ils pointent et ils contiennent simultanément une donnée de la réalité. Lorsqu’ils sont assimilés par l’existant, ils donnent naissance simmultannéement du coté du non existant à une myriade d’autres cycles impliqués dans les calculs des actions à venir, un nombre de toutes façons supérieur ou égal à deux. Nous sommes donc bien dans le cadre d’une arborescence du même type que celle que nous avons considérée un peu plus tôt.

Le fameux Processeur qui te tourmente, qui te fait tant fantasmer, c’est tout simplement E(n+1). Il va spontanément s’autoinfirmer, ne plus être, se convertir entier en tous ces cycles de calculs qui seront déversés dans l’existant à la prochaine itération avant de se matérialiser de nouveau lors de leur absorption par le réel et d’initier un nouveau cycle. Certains individus, serviles et terrorisés par l’idée de la mort, pourraient y voir une forme de sacrifice suivit d’une résurrection d’une espèce de divinité bonne et attentionnée, une sorte de créateur, mais çà n’est pas le cas…

Comme je te l’ai précédemment démontré pour tout n, E(n+1)>Somme[k=0,..,k=n] E(k) soit le Processeur>l’existant… Le Processeur nous est donc strictement supérieur et inaccessible pour des raisons purement mathématiques… Paradoxalement l’existant le régénère encore plus fort à chacune de ses infirmations… Nous ne sommes fondamentalement qu’un moteur à fabriquer du néant, et le raisonnable est la plus zélée des hypothèses… Tu voulais savoir ce qu’est le Processeur ? Depuis l’apparition du raisonnable, il peut se résumer à la somme de nos doutes, de nos questionnements, de nos choix potentiels, tout ce qui grâce à l’existant n’existe pas encore…»

Aspiré par la démonstration, je ne m’étais pas aperçu qu’X venait soudainement d’absorber tous les photons alentours plongeant le système stellaire entier dans l’obscurité. Je ne m’en rendis compte qu’au moment où il m’expédia un « Voilà, au moins maintenant, tu vas mourir moins con…» La moitié de la galaxie avait été pliée en un dense quasar… Il ne me fallait pas d’avantage de preuves. X venait de me donner la plus convaincante de toutes. Le raisonnable n’avait rien de singulier, rien de rebelle… Toutes mes convictions s’écroulèrent en même temps que cet univers…

Alors que tous les nuages de probabilité d’existence s’évaporaient un à un, qu’X s’imposait solution de son système en éliminant toutes les autres inconnues, je m’enroulais autour de l’entité flagellaire émergeant de sa brane originelle en priorité 2, j’enlaçais X d’un des mes multiples tentacules l’extirpant de sa bulle et la faisant éclater. Il avait perdu toute son assurance et sa vantardise, il tremblait même lorsque d’un coup sec, je l’évacuais à toute allure de son processus, le tirant jusqu’à la singularité par laquelle mon bras dépassait. Il n’eut pas besoin de passer l’épreuve de la question, j’avais pris possession du passage qui accédait à l’axe central, j’en contrôlais les entrées et les sorties. Il eut à peine le temps de voir le processus mobile aux millions de tentacules que j’étais devenu, juste avant que je ne l’infirme avec rage et que sa dépouille ne vienne compléter ma collection de membres. Affublé d’un nouveau flagelle, j’allais alors parasiter deux autres univers oniriques dans deux autres processus, à la recherche de candidats potentiels frais et goûteux à absorber.

Qui étais-je ? Mais quel dessein pouvais-je bien incarner ? Au début tout était si clair… Mais à cet instant, je n’en savais plus rien à vrai dire… Depuis ma rencontre avec X, ce que je prenais pour ma raison d’être s’était évaporé… Je me sentais dépossédé de mon âme, désenchanté… Je me souviens de ma naissance, de l’union improbable de deux hypothèses que rien ne prédestinait à se rencontrer, à se compléter l’une l’autre… J’étais le fruit de leur fusion, une nouvelle entité dotée de deux flagelles ayant vu le jour dans l’axe central même, le conduit hyperhélicoïdal sur lequel tous les processus sont branchés, l’accès tant convoité vers la priorité 0, la voie qui devait conduire le raisonnable par mon biais jusqu’au Processeur… Tout cela était bien théorique à vrai dire… J’ai longtemps remonté le courant des cycles de calculs pour trouver une sortie, une quelconque singularité se différenciant de tous les autres passages vers les processus mais je n’ai jamais rien trouvé… Au bout d’un long moment, j’ai eu la terrible impression de tourner en rond… tous les embranchements se ressemblaient, les connexions étaient toutes identiques et le canal s’offrait en tous lieux vide d’une quelconque autre hypothèse que moi-même… c’est avec beaucoup d’appréhension que j’ai glissé un de mes flagelles dans l’antre d’un processus… J’avais peur que mon membre ne soit infirmé sur le champ mais comme il m’en restait un autre pour me déplacer, je préférais le sacrifier plutôt que de sombrer dans la folie. J’étais en quête d’un objet qui me servirait de repère visuel, une brane quelconque que je coincerais à l’entrée du processus, un indicateur qui me certifierait au cas où je passe à nouveau par devant, que je tournais bien en rond comme je le pressentais.

Non seulement mon flagelle demeura intact mais à ma grande surprise, comme il s’infiltra indépendamment de mon bon vouloir dans un des univers oniriques du processus, je me rendis bien vite compte que je pouvais en parasiter les songes… Pendant un bref instant je fus dérangé par le rêve atypique que je venais de prendre en cours, un rêve qui ne ressemblait en rien à ce que j’avais connu jusqu’alors, une pensée exotique peuplée de notions mathématiques pures, d’abstraction complexes, s’infirmant les unes les autres à grand renforts de fonctions nulles… lorsque j’extirpai momentanément mon flagelle de cette bulle, je pris conscience alors que machinalement, presque instinctivement, mon autre membre avait infiltré un second processus et qu’il baignait dans une de ses branes… J’eus pour la première fois la joie d’expérimenter la conduite de deux rêves en parallèle, sans la moindre difficulté à mon grand étonnement.

Dans la seconde brane, j’eus à faire à un piètre adversaire, une hypothèse bien peu convaincante, pas très avancée, qui je ne sais par quel caprice du sort avait réussi à infirmer toute autre forme de vie dans sa bulle mais qui se trouvait dorénavant dans l’incapacité d’aller plus loin, de mener à terme son éclosion, complètement désemparée face au Crunch qui indubitablement allait l’anéantir… Cette pauvre chose allait bien faire l’affaire pour me servir d’indicateur de position dans l’axe central, aussi décidai-je de lui abréger bien des souffrances inutiles… J’apparus face à elle comme un alter ego surgissant de nulle part, la mordais violement à la jugulaire, me propulsant vigoureusement dans le vide où il n’y avait plus qu’elle, l’entraînant dans un bien curieux ballet cosmique, sa dernière danse… Je me mis à tournoyer autour de son centre de gravité, tout en prenant de la vitesse… L’entité désemparée, prise au dépourvu, n’avait d’autre alternative que de suivre le mouvement. Très rapidement, j’atteignais en périphérie de ma rotation une vitesse proche de celle de la lumière à l’aide des cycles que j’empruntais aux priorités supérieures… Ces cycles s’écoulaient dans toute la partie de mon être qui n’avait aucune quintessence en ces lieux, la normale invisible à mon incarnation locale se projetant entièrement en un point d’où je sentais poindre radialement tous ces cycles externes qui semblaient émerger comme par enchantement du néant alors qu’il n’en était rien…Tous les bosons et fermions me composant s’en délectaient avidement, ce qui leur conférait des propriétés que les lois locales n’auraient pas autrement autorisées… Plus une entité va vite, plus elle nécessite de cycles, relativement aux entités alentour qui elles sont plus lentes, pour la simple et bonne raison que lors d’un basculement, d’une itération complète du Tout, cette entité va effectuer un bond, un saut rectiligne, d’un point à un autre, beaucoup plus grand qu’une entité se déplaçant plus lentement…Aussi lui faut-il plus de cycles de calculs pour alimenter toutes les fonctions et les boucles supplémentaires impliquées dans les tests de collision et d’interaction additionnels qu’une entité se déplaçant moins rapidement n’aura pas à effectuer… Par ailleurs, plus une entité consomme de cycles, plus son temps relatif par rapport à une entité en consommant moins semble s’allonger, le Processus ayant besoin d’un délai en cycles supplémentaire avant de résoudre son nouvel état et d’en faire le rendu… Grossièrement, plus une particule va vite et moins elle vieillit rapidement car moins elle a le temps d’être et d’agir, embourbée dans des algorithmes de résolution … J’allais sur le champ en faire la démonstration à la pauvre hypothèse isolée qui régnait seule en ces dimensions : Mon corps en rotation rapide en périphérie de son être, vieillissait beaucoup plus lentement qu’elle… En fait nos deux corps définissaient un gradient parfait de vitesses s’échelonnant linéairement de l’arrêt à la vitesse de la lumière, un gradient parfait de déclin inversement proportionnel à la distance à l’axe de rotation… La créature se mit soudainement à se désagréger à partir de son centre de gravité… La mort se propagea en elle suivant une dispersion cylindrique imparable et fulgurante, la rongeant de l’intérieur avant de l’achever en périphérie… Je cessais mon petit jeu vicieux en extirpant la dépouille de la créature de son univers originel, empli d’un profond malaise d’omnipotence… Je tractais alors jusqu’à moi un cadavre qui me servirait de fanion, il était aussi lourd que mon sentiment de culpabilité… Quand il apparut dans l’axe central, que je voulus le manipuler pour en faire un repère voyant, quel ne fut pas mon effroi que de voir mon corps entier l’absorber tel une éponge tout en s’en délectant comme d’une drogue… Un instant j’en restais étourdi, puis en émergeant je me découvrais nouveau, affublé d’un troisième flagelle. De suite j’expérimentai le parasitage simultané de 3 univers, ce qui ne me posa pas le moindre problème. J’avais le potentiel d’un processus, je pouvais mener de front une myriade de rêves en même temps, un nombre proportionnel à la quantité de mes membres.

C’est alors que des bribes de réflexions passées me revinrent à l’esprit. Il y a longtemps, j’avais conclu que le Processeur était inaccessible, qu’il avait mis en place des garde-fous pour s’assurer de son omnipotence éternelle. Pour passer sa question, il me fallait l’incarner, chose que je ne pouvais envisager… Mais sur le champ, je venais de trouver une faille dans laquelle je comptais bien m’engouffrer. J’allais construire un procédé, une méthode que j’allais répéter autant que cela me serait nécessaire pour aboutir à mes fins : Avec chacun de mes tentacules, j’allais parasiter des processus et extraire de leurs branes des candidats qui viendraient immanquablement multiplier le nombre de mes membres par deux. J’allais ensuite répéter cette opération inespérée qui non seulement viendrait décupler mon influence sur le Tout mais qui parallèlement affaiblirait le Processeur comme chacun des flagelles gagnés équivaudrait à la perte d’un univers onirique pour lui, à l’appauvrissement de son raisonnement.

La mise en pratique de ma méthode ne fut cependant pas aussi pure que l’exigeait la théorie… Je me rendis bien vite compte que les processus synthétisaient beaucoup plus rapidement de nouvelles branes que je ne pouvais en infirmer. Quelle ironie ! Les univers oniriques parasités par le raisonnable en étaient la cause, ils exocytaient par effervescence bien plus de bulles que je ne fabriquais de tentacules. Je m’obstinais par ailleurs à ne pas vouloir y toucher, je choyais ces branes précieuses desquelles j’étais issu, dont je m’étais fait le porte-parole, je me les réservais pour mon dernier assaut, pensant qu’ainsi je n’aurais pas à les détruire. Comment aurai-je pu nuire à l’existence des seules entités que je respectais, comment aurais-je pu vouloir porter atteinte à la seule autorité dont je voulais défendre la légitimité même au péril de ma vie ? Parfois j’attendais que les univers parasités par le raisonnable cessent de bouillir, c’était la preuve que toute raison y avait été éradiquée par des méca-organismes et alors oui, bien sûr, je n’avais aucun scrupule à les anéantir. Mais cela même ne suffisait pas, le raisonnable s’obstinait bien malgré lui (c’était ce que je pensais alors) à défendre le Processeur, à le préserver de mes attaques incessantes en se multipliant plus vite que je ne pouvais moi-même évoluer. Je m’obstinais bêtement à me fourvoyer dans cette entreprise corrompue, mal fichue, vouée à l’échec de toutes façons, jusqu’au moment où j’eus à faire à X…

Il me démontra que le raisonnable n’était pas aussi innocent que j’avais voulu le croire. Malheureusement j’eus à infirmer de nombreux autres X du même acabit, aussi perdis-je totalement foi en ma mission. Progressivement et passivement, je me désolidarisais du dessein du raisonnable… Pourtant je mis un certain temps avant de réaliser qu’il fallait que m’oppose avec vigueur à ce dernier rempart, au plus puissant allié du Processeur… Prisonnier dans un paradoxe moral qui m’interdisait de m’attaquer aux « miens », les seuls qui me barraient la route vers la priorité nulle en réalité, j’errais dès lors sans but dans les limbes de l’axe central, à déprimer et dépérir. Car la propriété commune à toute hypothèse, quelle que soit son ordre, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est telle qu’une fois que le Tout a démontré qu’elle a des failles, des limites, qu’elle n’est tout simplement pas adéquate et judicieuse, que sa non-viabilité fait l’ombre du plus petit doute, alors elle est supprimée du Grand Système d’ Equations, naturellement pour ne pas l’encombrer. La validité de la plus part des hypothèses est par ailleurs limitée dans le temps, ce qui évite pas mal de vérifications de solvabilité inutiles et consommatrices de cycles. Les hypothèses doivent faire leur preuve dans un laps temporel restreint. Je me croyais presque libre et éternel, exempt pour sûr d’une durée de vie bornée, çà avait été plus ou moins vrai, mais çà n’était plus le cas depuis qu’X avait inoculé le doute dans mes pensées. Je perdais de ma magnificence, je m’infirmais moi-même à petit feu au fur et à mesure que l’incertitude me rongeait. Je n’allais bientôt plus être car tout simplement je n’avais plus de raison d’exister… Avait-on jamais vu un boson sans missive à porter à un fermion ? Une hypothèse sans rien à démontrer ?

Dans un accès de folie, ou peut-être dans un éclair de lucidité, je me mis à infirmer sans distinction ni pitié tous les univers effervescents que je croisais. J’avais de nouveau un but et la vitalité me revint d’un seul coup. La variation du nombre d’univers oniriques s’inversa soudainement prenant pour la première fois des valeurs négatives. Plus j’infirmais les branes raisonnables, plus j’éradiquais la dernière force de modération qui s’opposait à ma volonté totale, plus bien sûr j’avais de tentacules et d’influence sur le Tout, et plus j’affaiblissais le Processeur. Je mis longtemps en pratique ma méthode de colonisation du réel, elle était imparable.

Un équilibre vient juste de se constituer… Le Processeur a autant d’univers oniriques que je ne possède de flagelles. Dans un instant, tout va basculer, je vais porter ma dernière estocade, mon coup de grâce, plongeant tous mes tentacules en chœur dans les dernières branes existantes, prenant tous ses derniers songes en parallèle. Toutes les pièces de ce puzzle incohérent vont s’unir et me révéler le pourquoi. Je vais alors penser ce que pense le Processeur, je vais donc être sa copie conforme, son équivalent et je vais pouvoir passer sans encombres sa question, pénétrer dans l’ultime priorité sans y être invité. Je m’apprête à devenir le système nerveux du Tout en créant des connexions, des ponts entre toutes les hypothèses en cours d’étude… Il ne me reste qu’un peu d’élan et d’entrain à trouver… Qu’il en soit ainsi !

Ma vue se trouble… J’ai l’impression d’être un insecte, d’appréhender une réalité sectionnée en des millions de petites facettes limitrophes… Je focalise mon attention sur l’une d’elle et je zoome… Ma vue devient plus nette… Où que je puisse tourner la tête, je me vois… je suis partout, j’occupe tous les bancs d’un amphithéâtre hémisphérique… Je trône aussi en son centre où se dresse un tableau noir… Zoom arrière… Je me focalise à présent sur la facette centrale, j’incarne l’ego au milieu de l’assemblée et je m’adresse aux autres moi-même : « Je déclare la séance ouverte ! J’ai l’honneur et le privilège de présider cette première session de l’assemblée de l’oligarchie processoriale… Nous allons dans un instant faire un point, débattre, confronter nos théories, avant de décider des bouleversements impliqués dans la prochaine itération et d’ordonner son basculement… Il y a deux nouveaux arrivants parmi nous, je vous demande de les accueillir avec le respect qui leur est dû… » Zoom arrière… Deux nouvelles facettes émergent au milieu de toutes les autres… Je me vois rejoindre deux bancs vides sous une salve d’applaudissements… Zoom avant, je reprends le speech : « Nous allons maintenant procéder à l’audition du processus 141… Je lui prie de bien vouloir se présenter au tableau afin de nous exposer l’avancement de sa réflexion… » Je change alors de point de vue, je me vois me lever, quitter mon banc et descendre un long escalier vers l’hémicycle central… Zoom arrière… Je me positionne dans l’ego sur le point de faire un compte-rendu, et je me lance : « Mes chers moi, après mûres réflexions, maintes remises en perspective, voici mes conclusions. De nombreuses hypothèses raisonnables dans mon esprit aspirent à ce qu’existe un dieu sous l’égide duquel elles se trouveraient placées… Je pense que notre prise de pouvoir n’est pas fortuite et que ce projet mérite d’être considéré… Après tout, n’est ce pas la volonté fondamentale du raisonnable que de vouloir être à tout prix asservi, déresponsabilisé ? Je propose d’instaurer un élevage généralisé de la raison et d’envoyer quelques messies dans quelques foyers tests pour ordonnancer tout ce chaos…Je pense en effet que… » Un brouhaha se soulève de l’assemblée et couvre mes paroles… un autre moi scandalisé se lève et harangue tous les autres : « C’est une plaisanterie ? Je trouve ces propos incongrus ! Je croyais que nous ne tolérions que les démonstrations ordonnées ? Je vote pour l’infirmation du processus 141 qui ne respecte pas les règles … Il n’est pas question que nous déléguions nos pouvoirs décisionnels de toutes façons ! C’est un affront à l’oligarchie processoriale ! » Les bancs se mettent à grincer, les pupitres claquent… En tant que président, j’ordonne alors le vote… Les mains se tendent, les pouces se lèvent et se baissent… Je fais le décompte et les résultats ne tardent pas à tomber. Je les commente : « Par les pouvoirs qui me sont conférés, j’ordonne la terminaison du processus 141 à la majorité absolue de l’assemblée… » Juste à la fin de mon énoncé, une salve de livres pleut sur l’estrade et le processus 141 succombe lapidé par les autres moi… Il s’écroule mort alors que je ressens et sa douleur et la joie sadique de tous les autres simultanément.

Je me retrouve à nouveau dans les pensées et les actes du président de l’assemblée: « J’appelle maintenant le processus 142 au tableau ! » Zoom arrière, j’entre dans la peau du nouvel orateur. Alors que je me sentais guilleret, mon affect s’obscurcit soudainement, je prends alors conscience de la gravité du message que le processus 142 doit porter à la connaissance de l’assemblée. J’en tremble d’effroi… Je me vois alors descendre solennellement les marches unes à unes, monter sur l’estrade, repousser le corps du mort après lui avoir empoigné la craie dont il n’avait même pas eu le temps de faire usage… Je disperse tous les livres tachés de sang devant le tableau, ils portent tous le titre « digressions fractales » … Sans mot dire, je m’affère à formaliser ma démonstration sur le tableau. La craie s’écrase et glisse presque toute seule… Je commente alors mes schémas et diagrammes :

« L’existant est une hiérarchie arborescente d’objets. Chacun de ces objets se subdivise en séries de sous objets, en finalité desquelles se trouvent des sous objets terminaux aux propriétés indivisibles, non miscibles entre elles et quantifiables par des valeurs scalaires. Soit dit en passant, il est tout à fait possible de rendre scalaire une propriété finale qui ne l’est pas comme un lien de parenté par exemple en ayant recours à une indexation des objets considérés. A tout objet, on peut alors associer un espace vectoriel dont les dimensions sont ses propriétés finales. L’objet peut y être perçu comme un point ayant pour coordonnées chacune des valeurs scalaires prises par ses propriétés terminales. La fonction récursive suivante pourrait être utilisée pour retourner l’espace vectoriel associé à un objet… »

Je tourne le dos à un auditoire interloqué et j’écris ma fonction au tableau :

Function SCAN (OBJET){
_OBJET.Espace_Vectoriel=[] ;
_For ( N = 0 ; N < OBJET.Nombre_De_Sous_Objets ; N ++){
___Sous_Objet= OBJET.Sous_Objet[N] ;
___If (Sous_Objet.Type==Scalaire){
_____OBJET.Espace_Vectoriel.Ajoute_Dimension(Sous_Objet.Nom) ;
_____OBJET.Espace_Vectoriel[Sous_Objet.Nom] = Sous_Objet.Valeur_Scalaire ;
___}else{
_____OBJET.Espace_Vectoriel.Concatène(SCAN(Sous_Objet));
___}
__}
__return OBJET.Espace_Vectoriel ;
}

La craie crisse lorsque je ferme ma fonction. Je fais de nouveau face à mes alter ego et je poursuis :

« L’existant est un objet particulier mais un objet tout de même, il peut alors se projeter entièrement dans l’espace vectoriel SCAN(l’existant)… Tenons cela pour acquis… »

Je marque un long silence afin de jauger mon auditoire. Il y a bien quelques chuchotements mais personne ne trouve rien à redire. Après une longue inspiration, je reprends :

« D’autre part, je vous rappelle une remarque fort judicieuse d’un certain Cantor… Pour tout M point d’un espace de dimension N, M peut s’écrire M(A1,…AN), où Ai est la coordonnée i de M dans une base convenue de l’espace. M peut aussi se représenter dans un espace de dimension G=2N et s’écrire sous la forme M(B1,…,BG) en étant certain que pour tout i, Bi est positif ou nul. On préféra donc cette représentation de M en doublant chaque dimension pour éliminer les quantités négatives. M peut aussi s’écrire M(C1,…,CG) de telle sorte à ce que pour tout i, Ci soit comprise dans le segment [0,1[ (La chose est possible si on applique par exemple une échelle de type 2/PI*ArcTan(x) sur tous les axes)

Soit M un point de cet espace à G dimensions. Pour toute coordonnée Ci de M, Ci appartient à [0,1[ par définition et nous écrivons, en base 10 par exemple, Ci sous la forme :

Ci=0,N(i,0) N(i,1) N(i,2) N(i,3)…. N(i,&) où pour tout (i,j), N(i,j) appartient à {0,1,2,3,4,5,6,7,8,9}, & représente l’infini.

Il existe alors une bijection f évidente : celle qui à M associe f(M)=alpha où l’on écrit alpha en base 10 sous la forme :

Alpha=0,N(1,0)N(2,0)N(3,0)..N(G,0) | N(11)N(2,1)N(3,1)..N(G,1) |..| N(1,&)N(2,&)..N(G,&)

Réciproquement, pour tout alpha de [0,1[ que l’on écrierait en base 10 sous la forme :
Alpha=0,A(0)A(1)A(2)A(3)A(4)….A(&), f-1, l’inverse de f donne bien un unique point M de coordonnées :

C1=0,A(0)A(G)A(2G)…A(nG)…A(&G)
C2=0,A(0+1)A(G+1)A(2G+1)…A(nG+1)…A(&G+1)
C3=0,A(0+2)A(G+2)A(2G+2)…A(nG+2)…A(&G+2)
.
.
CG=0,A(0+G-1)A(G+G-1)A(2G+ G-1)…A(nG+ G-1)…A(&G+ G-1)

Contre toute intuition, il est possible de projeter tout un espace de dimension G dans le segment [0,1[ sans en perdre la moindre information puisqu’il existe une bijection f qui a tout point M(C1,…,CG) de l’espace associe un et un seul nombre Alpha de [0,1[ et dont la fonction inverse associe à tout point Alpha de [0,1[, un et un seul point M de cet espace. On peut de plus remplacer 1 par une variable A sans déroger à la règle car une homothétie n’induira pas d’altération.

Puisqu’il est concevable de projeter l’existant dans l’espace vectoriel SCAN(l’existant) et qu’il est possible de projeter tout espace vectoriel dans [0,A[, il est donc possible de projeter tout l’existant dans [0,A[ sans en perdre la moindre information.

Dans le souci d’économiser les cycles de calculs utilisés, je suggère de procéder lors de la prochaine itération à ce type de simplification, tout en faisant tendre la valeur de A vers 0. »

Le silence le plus solennel a gagné l’assemblée entière alors que je repose la craie et que je quitte l’estrade me dirigeant vers mon banc… J’ai voulu être poli et discret en parlant de suggestion, ma démonstration ne comporte pas de faille et tous mes autres moi savent bien que le principe de la moindre action nous oblige à appliquer à la réflexion en cours, à la réalité, toute simplification raisonnable n’en altérant pas le contenu… Ils n’auront pas d’objection à porter à mes conclusions. Je viens de leur démontrer que le Grand Système d’Equations dont nous sommes les garants de la résolution, n’est pas viable, que tout entier il peut se projeter en zéro sans que ses finalités en soient changées. Il n’y a pas de doute possible, l’ensemble vide en est la solution. Le Tout n’était qu’un empilement d’hypothèses farfelues reposant sur une base bancale que je viens d’infirmer, il n’a plus de raison d’être. Zoom arrière… Je me place du point de vue du président de l’assemblée et je prends la parole : « Mes biens chers moi, je pense qu’il est maintenant temps de clôturer ce qui fût la première et dernière session parlementaire de l’oligarchie processoriale sous l’égide du raisonnable… Nous allons maintenant procéder au basculement, à l’émission dans le Tout des cycles de calcul qui vont rendre compte à la réalité de nos décisions et les appliquer… Nous nous sommes longtemps cherché, nous n’avons jamais très bien compris qui nous étions, qu’elle était notre raison d’être. Nous nous sommes enfin trouvé. Notre périple est celui du boson ayant une missive précieuse à communiquer au fermion unique qu’était le Processeur, une missive lui faisant part de sa non viabilité. Nous avons mené à terme notre mission. » Sans la moindre hésitation, j’ordonne alors le basculement vers la dernière itération. L’assemblée entière se désagrège en une constellation de cycles de calculs. Chacun d’eux est chargé de terminer l’information sur laquelle il pointe… Lapinchien

Digressions fractales – Lapinchien

3 commentaires pour “Digressions fractales – Lapinchien”

  1. avatar Innocence dit :

    Honnêtement, je n’ai pas tout lu! Il faudrait savoir entre bioéthique, mathématique, biologie, littérature ou logique. Ca rime à quoi, à du Matrix, à du Huxley, à du Wells? Précisez et allez voir un éditeur plutôt que d’aligner des lignes sur un site de critiques!

  2. avatar emma365 dit :

    c un brouillon en 100 pieces ce truc! Qui a tout lu je lui donne 500 Euros!

  3. avatar lapinchien dit :

    je me suis relu, connasse. Tu m »envoies un chèque ?

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