« Sur nos cadavres, ils dansent le tango », de Maurice Gouiran

Critique de le 12 juin 2012

Je n‘ai pas aimé...Plutôt déçu...Intéressant...Très bon livre !A lire absolument ! (9 votes, moyenne: 4,22 / 5)
Loading...
Histoire

Maurice Gouiran semble être un auteur engagé qui aime remuer là où d’autres souhaiteraient que les choses se tassent et s’oublient à jamais. Cet auteur marseillais, selon ce que j’ai pu découvrir, a traité pas mal de sujets sensibles et durs, tels que l’Italie de Mussolini, le nazisme, les jeunes français dans la SS, l’Espagne franquiste ou encore la mafia marseillaise.

Une enquête policière actuelle qui emmène le lecteur dans les arcanes de la guerre d’Algérie ou encore dans l’Argentine dictatoriale de Videla, c’est ce que nous propose Maurice Gouiran dans cette œuvre marquante et mémorable. La mémoire justement, c’est bien ce que l’auteur semble vouloir être; évoquer et rappeler des faits qui font taches dans l’Histoire, ceci d’une manière objective, impartiale et juste. Chose que nous n’avons pas l’habitude de voir; l’hypocrisie règne en maître parfois lorsqu’il s’agit de rappeler un passé dont certains ne risquent pas d’être fiers de leurs actes et préféreraient être oubliés.

Je connais les grandes lignes de la guerre d’Algérie ou le passé sanglant de l’Argentine, mais pas comme le décrit ici Maurice Gouiran. L’expression « appuyer là où ça fait mal« , vous connaissez? Et bien là l’auteur appuie fort, très fort même, et plus ça fait mal, plus il appuie encore! Et oui, pour faire ressurgir les vérités cachées, il faut bien y mettre un peu de pression… L’auteur nous ramène le passé, nous fait revivre un bout de l’Histoire; pas la plus belle – loin de là – tout cela imbriqué dans un polar! Visiblement une marque de fabrique de Maurice Gouiran, comme je vous le disais au début de ma chronique. L’auteur lève le voile sur des pratiques dégueulasses qui ont été dissimulées à l’époque, cautionnées par des gouvernements adeptes de la pratique de l’autruche.

Le colonel Vincent de Moulerin, conseiller municipal de la droite républicaine et ancien militaire émérite et de nombreuse fois décoré, vient d’être abattu dans un parking d’un centre commercial marseillais. Ce vétéran de la guerre d’Indochine et d’Algérie, qui était également patron d’une entreprise de sécurité aux méthodes peu orthodoxes, a succombé après avoir reçu quatre balles en sortant de son véhicule. Emma Govgaline est chargée de cette enquête mais son boss, le commissaire Arnal, conseille à la jeune flic de boucler l’affaire rapidement. Pour lui, pas de doute, il s’agit d’un énième crime crapuleux perpétré par des membres du petit banditisme marseillais. Un vol de voiture qui a mal tourné, cela arrange bien ce commissaire relativement lâche lorsqu’il s’agit de prendre ses responsabilités, surtout avec l’assassinat d’un notable sur les bras! Moins cela fera de bruit, mieux ça ira pour lui…

Mais bon, pour Emma Govgaline, trois balles dans le thorax et une dans la nuque, pour un vol de voiture, cela ne passe pas trop. Cela ressemble clairement à un règlement de compte. Elle en fait part à son supérieur qui lui donne tout de même, à contrecoeur, une semaine pour boucler l’affaire. La jeune flic au look androgyne et gothique, pugnace et accrocheuse, va s’intéresser de très près au passé de la victime; une intuition. Elle va notamment s’intéresser à la carrière militaire de cet homme, peut-être motivée et influencée par le suicide de son père qui était également un ancien combattant. Peut-être…

Lors de son enquête officieuse, elle va apprendre petit à petit, au gré des témoignages piqués à gauche et à droite, que le passé du colonel n’était pas aussi propre qu’il en avait l’air. Emma Govgaline va contacter Clovis Narigou, un ex-amant qui regorge d’informations et de contacts; bref un gars bien renseigné. Il va l’orienter vers Kader, puis Mario Crescensi, journaliste à la retraite qui est susceptible de la faire avancer dans son enquête.

L’ancien journaliste lui parle alors de la guerre d’Algérie – l’envers du décor – , lui apprend ce qu’il se passait réellement. Une guerre… Plutôt des massacres, à l’image de la tuerie des Centres Sociaux Educatifs à Alger le 15 mars 1962, des hommes innocents qui furent fusillés au château Douïeb, par un groupement, le commando Delta; un exemple parmi tant d’autres. Pour Emma, le statut du colonel Vincent de Moulerin prend gentiment la forme de criminel. Est-il impliqué d’une manière ou d’une autre dans ces massacres? Selon les renseignements, il aurait approché de très près l’OAS (organisation de l’armée secrète).

Les témoignages se succèdent et la flic en apprend de plus en plus, même auprès de la veuve qui semble devenir assez bavarde lorsqu’Emma s’attarde sur le passé de son mari. Ce dernier se comportait étrangement les jours avant sa mort. Une période de sa vie reste également relativement trouble et inexpliquée, soit de 1968 à 1980. Où était-il?

Parallèlement, nous suivons Kevin, le petit-fils du colonel Vincent de Moulerin. Cet ado passe ses jours et ses nuits enfermé dans sa chambre, à pianoter sur le clavier de son ordinateur. Sa vie prend un sens uniquement dans le virtuel, « Second Life » devient son monde, le vrai. Il ne voit aucun intérêt à vivre dans le « vrai » monde rempli d’intolérances, corruptions et de toute la bêtise humaine qui va avec.

« Face à ce désaveu, certains auraient choisi la lutte et la dénonciation, lui préféra la fuite. La fuite vers un autre monde… Alors, il s’était réfugié dans sa chambre, devant son ordinateur. Là, il se sentait bien. Il pouvait créer, jouer avec cette machine largement ouverte sur l’univers et dont la puissance l’étonnait chaque jour, surfer sur les réseaux qui l’emmenaient loin, très loin de sa famille petite bourgeoise et mesquine, de ces êtres qui vivaient dans l’aigreur, la nostalgie, la peur de l’autre, la vindicte, très loin de ses parents qui ne savaient parler que de fric. »

Son tripe est également de développer des programmes et des techniques de morphing et ainsi les tester sur le net. Lorsqu’il tentera l’expérience avec une photo de son père prise dans un album de famille, cette image le renverra sur un personnage appartenant au passé, un homme qui ne semble pas avoir de rapport avec sa famille. Néanmoins, il tombera finalement de haut et atterrira sur quelque chose de gros et surprenant. Il va aussitôt enquêter sur cette nouvelle découverte qui va l’emmener dans l’Argentine dictatoriale des années 70, avec ses desaparecidos, ces quelques 30’000 personnes innocentes qui furent enlever et qui disparurent à jamais. Quel rapport avec son père ou son grand-père? Le jeune Kevin va très vite comprendre ce qu’il se passe, ou plutôt ce qu’il s’est passé. Un grand dilemme familial se présente devant lui et il va forcément devoir agir.

Les troublantes découvertes de Kevin et l’enquête minutieuse d’Emma Govgaline vont prendre une direction identique, l’Argentine dans sa période la plus sombre de l’Histoire.

Par ce polar, Maurice Gouiran nous propulse dans l’Histoire, dans l’Argentine du dictateur Vidala, qui a été marquée par la torture, les pressions, les enlèvements, les viols, les vols de bébés ou encore des massacres collectifs commis en toute impunité. Des techniques de massacres et de pressions qui ont fait leurs preuves durant la guerre d’Algérie, des méthodes odieuses exportées ensuite en Argentine par des officiers français et enseignées aux milices du pays qui les ont rapidement assimilées et mise en place. La guerre antisubversive n’avait dès lors plus aucun secret pour eux. L’auteur nous renvoie dans le passé par de nombreux témoignages de personnages mais également en plaçant le narrateur de l’époque au présent ce qui permet de nous enfouir complètement et intensément dans cette ambiance malsaine et sanglante.

« Melian croupit cinq jours dans sa cellule du sous-sol. Martyrisé, le corps en sang, il entendit durant son séjour les hurlements des hommes et des femmes qui perçaient la sonorisation musicale intense destinée à étouffer les plaintes. Outre les gencives et les parties génitales, on appliquait l’électricité sur les seins des femmes qui subissaient également la cuchara (la petite cuiller) consistant à introduire une petite cuiller dans l’utérus afin de rendre les décharges encore plus sensibles. Le sumarino (la baignoire), la scie électrique, le chevalet, le chalumeau ou le viol complétaient l’attirail des bourreaux et étaient largement utilisés dans le sous-sol de l’ESMA. On découpait les paupières de certains prisonniers, d’autres étaient tout simplement écorchés vivants. »

Maurice Gouiran nous réserve un dénouement assez classique, tout comme l’enquête sur le meurtre qui reste un peu en arrière plan. L’atout majeur de cette oeuvre, c’est la qualité des développements historiques qui sont tout simplement épatants et d’un réalisme époustouflant. Suivre des matchs de la coupe du monde de football de 1978 en Argentine; percevoir cette ambiance euphorique générale qui se dégage des foyers de tout le pays alors que les tortures et les massacres font couler le sang à quelques pas du stade; un contraste qui est décrit par l’auteur d’une manière puissante et dérangeante. Jorge Rafael Videla n’est jamais très loin; la peur, la boucherie humaine et la mort non plus.

L’auteur ne nous épargne absolument rien et dénonce haut et fort ce que d’autres auraient peut-être préféré cacher à tout jamais. Mais voilà, l’Histoire n’est pas malléable, ce qu’il s’est passé ne changera pas et les splendides salopards qui ont traversé le temps en toute impunité ne risquent plus d’être inquiétés… Pas tous du moins. Le réservoir de la plume de Maurice Gouiran est rempli d’encre rouge, une plume qui fait couler beaucoup de sang d’innocents qui ont vécus une période marquée par la dictature et qui ont subi des actes abominables. La torture, la peur et la douleur s’inculquent; l’Argentine en a fait les frais.

Maurice Gouiran ne brosse pas un portrait très réjouissant de sa région et de son pays. D’une part, la ville de Marseille en prend pour son grade par la voix d’Emma Govgaline qui n’a pas une grande estime pour la cité phocéenne. Et d’autre part, l’auteur ne place pas la France sur un piédestal en dénonçant l’exportation et l’enseignement de la guerre subversive dans un pays déjà bien agité et ébranlé. C’est audacieux mais néanmoins franc et sincère! L’auteur a exécuté son rôle de mémoire jusqu’au bout et c’est tout à son honneur. De parler de toutes ces victimes et surtout en dénonçant leur tortionnaire – fictifs mais aussi bien réels dans cette oeuvre – est une sorte de respect pour ces enfants, ces hommes et ces femmes qui méritent de la dignité. Voilà, ce pan scandaleux de l’Histoire se ferme pour moi; et pour vous? Bonne lecture.

« Sur nos cadavres, ils dansent le tango », de Maurice Gouiran

Étiquettes : , , , ,

Laisser un commentaire